Sommes-nous vraiment confronté·e·s à une « crise des dépendances »?

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Plus de 44 592 personnes au Canada ont perdu la vie en raison de la toxicité des opioïdes depuis 2016, ce qui dépasse le nombre de Canadien·ne·s tué·e·s pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce chiffre alarmant fait ressortir la gravité de cette crise de santé publique, qui n’a fait que s’aggraver au cours de la dernière décennie. Le nombre moyen de décès quotidiens a presque triplé, passant de 8 en 2016 à 22 en 2023.

Les termes utilisés pour décrire cette crise ont varié au cours de la dernière décennie, à l’image de nos efforts d’élucidation de la cause de tant de vies perdues. Des expressions comme « crise des opioïdes » et « crise des surdoses » ont, dans une large mesure, été remplacées par d’autres, car elles ne rendent pas compte de la nature exacte du problème et, dans certains cas, ont abouti à des interventions aux effets inattendus et néfastes. L’expression « crise des dépendances » gagne depuis peu en popularité dans les médias et le discours politique. Mais pour que cette expression soit exacte, il faudrait que deux conditions soient réunies :

1) la dépendance doit augmenter en même temps que la mortalité liée à l’utilisation des drogues;
2) la dépendance doit être à l’origine des décès liés à l’utilisation des drogues. 

La dépendance aux drogues progresse-t-elle au Canada?

Les données indiquent que les taux de dépendance au sein de la population canadienne n’ont pas augmenté au cours de la dernière décennie. L’Enquête sur la santé mentale et l’accès aux soins de 2022 a révélé que la dépendance à des substances autres que l’alcool et le cannabis dans la population canadienne est relativement stable, correspondant à 0,7 % en 2012 et à 0,5 % en 2022. Cette stabilité des taux de dépendance contraste fortement avec l’augmentation spectaculaire du nombre de décès liés à l’utilisation des drogues, ce qui tend à montrer que d’autres facteurs que la dépendance entrent en jeu.

La première condition, à savoir que la dépendance augmente en même temps que la mortalité liée à l’utilisation des drogues, ne se vérifie pas, ce qui remet en question le bien-fondé de l’expression « crise des dépendances ». 

Les décès liés à l’utilisation des drogues concernent-ils uniquement les personnes présentant des dépendances?

Les décès liés à l’utilisation des drogues concernent aussi bien les personnes présentant une dépendance diagnostiquée que celles qui n’en présentent pas. Cela signifie que les personnes qui essaient des drogues pour la première fois, celles qui en consomment occasionnellement, celles qui en consomment régulièrement et celles qui présentent une dépendance sont toutes exposées à un risque de décès. Par exemple, en Ontario, entre 2018 et 2021, environ un tiers des personnes décédées en raison de la toxicité des drogues n’avaient pas reçu de diagnostic de dépendance, et la moitié d’entre elles n’avaient pas reçu de diagnostic de dépendance aux opioïdes. De même, en Alberta, 29 % des personnes décédées après avoir consommé des opioïdes en 2017 n’avaient pas reçu de diagnostic de dépendance aux opioïdes.  

Toutes les personnes qui utilisent des drogues illicites s’exposent à un risque de mortalité. La dépendance n’est pas une condition préalable à un décès lié à la toxicité des drogues, et l’absence de dépendance ne met pas les individus à l’abri des dangers des drogues toxiques non réglementées.

La deuxième condition, à savoir que la dépendance est à l’origine des décès liés à l’utilisation des drogues, ne se vérifie pas, ce qui remet également en question le bien-fondé de l’expression « crise des dépendances ».

Quelles sont les causes des décès liés à l’usage des drogues?

L’évolution de l’approvisionnement en drogues non réglementées est le principal facteur de l’augmentation continuelle du nombre de décès liés à l’utilisation des drogues. Au cours de la dernière décennie, le fentanyl et d’autres drogues de synthèse ont pris le dessus, rendant les drogues disponibles plus toxiques et imprévisibles. Cette augmentation se traduit par une hausse notable de la proportion de décès liés aux opioïdes et imputables au fentanyl non réglementé, qui est passée de 44 % en 2016 à 82 % en 2023. Le caractère illicite et non réglementé de l’approvisionnement en drogues se traduit par le fait que les gens ignorent souvent la puissance et la composition des drogues qu’ils consomment, qui varient de manière imprévisible, ce qui peut entraîner des surdoses mortelles.

Les données issues de l’analyse des drogues indiquent que les fluctuations de la concentration de fentanyl sont corrélées avec l’évolution des taux de décès liés à l’utilisation des drogues. L’absence de réglementation ouvre la voie à la présence de substances inconnues et potentiellement mortelles dans l’approvisionnement en drogues, ce qui accroît le risque d’issues néfastes.

Des facteurs sociaux et structurels influent également sur le risque de décès liés à l’utilisation des drogues. Il s’agit notamment de la prohibition, de la criminalisation, du colonialisme, du racisme, de la stigmatisation, des inégalités de genre et des inégalités socio-économiques. Ces facteurs ont des répercussions disproportionnées sur certaines communautés, notamment les communautés autochtones, les communautés racisées et les personnes en situation de logement précaire, aggravant ainsi leur vulnérabilité aux méfaits et aux décès liés à l’utilisation des drogues.

En quoi l’expression « crise des dépendances » pose-t-elle problème?

L’expression « crise des dépendances » ne décrit pas correctement la situation actuelle. Elle simplifie à l’extrême cette situation d’urgence sanitaire complexe. La crise actuelle est imputable à l’approvisionnement en drogues toxiques, auquel s’ajoute toute une série de facteurs individuels, sociaux et structurels. Pour s’attaquer à ces facteurs à multiples facettes, il faudra une volonté politique et des ressources considérables. En désignant le problème uniquement comme une « crise des dépendances », on néglige ces complexités et on met en avant une démarche générique axée principalement sur le traitement des troubles liés à l’utilisation de substances.

Si les personnes présentant de tels troubles méritent de bénéficier d’un éventail d’options thérapeutiques aisément accessibles, volontaires et fondées sur des données probantes, toutes les personnes qui utilisent des drogues n’ont pas besoin ou envie de suivre un traitement. Avant tout, nous devons veiller à ce que les personnes présentant une dépendance soient en mesure d’accéder à un traitement si et quand elles le souhaitent.

Pour s’attaquer véritablement à l’urgence de santé publique que constitue la mortalité liée à la toxicité des drogues, il faut adopter une démarche multidimensionnelle reposant sur des politiques, des programmes et des services de prévention, de traitement et de réduction des méfaits. Seules des mesures globales, fondées sur des données probantes, nous permettront à terme d’atténuer l’impact catastrophique de cette crise.

 

Magnus Nowell est le spécialiste en connaissances sur la réduction des méfaits chez CATIE. Il a précédemment œuvré dans le domaine de la recherche sur la réduction des méfaits, de l’organisation communautaire et du logement. Il est titulaire d’une maîtrise en promotion de la santé.

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