Semer le changement – Réflexions sur le mouvement international de la réduction des méfaits

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Les personnes qui utilisent des drogues connaissent des situations de crise partout dans le monde. En plus de risques accrus qui les guettent – contracter l’hépatite C, le VIH, s’empoisonner avec des drogues contaminées –, les programmes de réduction des méfaits qui sauvent littéralement leur vie sont menacés. Face à la répression et aux fluctuations constantes des priorités gouvernementales, la solidarité au-delà des frontières est plus cruciale que jamais pour défendre le présent et l’avenir des services de réduction des méfaits.

C’est dans ce contexte que des milliers de personnes se sont réunies à Bogotá, en Colombie, pour le 28e Congrès international sur la réduction des méfaits (HR25) en avril. Parmi les participant·e·s, des prestataires de services de première ligne, des chercheur·euse·s, des décisionnaires politiques, des représentant·e·s des Nations Unies, des personnes qui utilisent des drogues, des travailleur·euse·s du sexe et des intervenant·e·s du système pénal. Le thème de cette année, « Sowing Change to Harvest Justice » [Semer le changement pour récolter la justice], évoquait un engagement pour la justice sociale, l’équité et la paix, dans le contexte des politiques sur les drogues.

La réduction des méfaits à la croisée des chemins

« Nous ne demandons pas la permission d’exister, nous venons exiger réparation et justice. »

« La criminalisation et la prohibition n’ont pas réussi à réduire l’utilisation de drogues, les méfaits qui en résultent et la criminalité liée aux drogues. En revanche, elles alimentent la stigmatisation, la discrimination et la mort. »

« Il ne peut exister de justice sans protection des terres et du climat ou sans protection contre le développement et l’extraction de ressources. »

Voilà quelques affirmations qui ont fait vibrer le public présent à HR25, soulevant des acclamations et des applaudissements bien nourris.

La nécessité d’approches intersectionnelles dans la réduction des méfaits a été un thème récurrent de ce congrès. Il s’agit de reconnaître comment les expériences individuelles et communautaires sont liées à divers aspects de l’identité et de la culture, à la géographie, au statut socioéconomique et au contexte politique. Les intervenant·e·s en plénière ont souligné les recoupements entre la réduction des méfaits et d’autres mouvements de justice sociale ainsi que la nécessité d’alliances pour jeter des ponts entre secteurs afin de créer un mouvement plus résilient, durable et unifié.

Plusieurs conférencier·ière·s ont souligné les défis considérables auxquels sont confrontés les pays où des drogues sont produites, de même que les effets croisés que les politiques sur les drogues entraînent sur la santé des individus et des communautés, le climat et la durabilité. On a examiné les liens entre les politiques sur les drogues et le trafic international de stupéfiants, la violence, les déplacements de population, les dommages climatiques ainsi que la perte de terres et de pratiques culturelles des peuples autochtones.

Les appels à la justice climatique pour les pays producteurs de drogues, à la protection des terres, aux droits des travailleur·euse·s, à la justice raciale et reproductive, aux soins d’affirmation du genre, aux droits des personnes queers et trans et à la justice pour les personnes handicapées étaient au menu tout au long des séances du congrès. La guérison communautaire, les approches décolonisatrices des politiques sur les drogues, de même que les pratiques libératrices, féministes et abolitionnistes, ont toutes été signalées comme des éléments essentiels de la lutte contre les traumatismes intergénérationnels, l’oppression systémique et la violence sanctionnée par l’État.

Les conférencier·ière·s ont clairement indiqué que les approches intersectionnelles dans la réduction des méfaits doivent rejeter la prohibition, le racisme, l’incarcération de masse, le capitalisme, le colonialisme, le patriarcat et l’impérialisme. Les approches de la réduction des méfaits doivent miser sur des pratiques fondées sur la bienveillance, la compassion, l’entraide et la tendresse radicale, toutes axées sur des objectifs communs d’autonomie corporelle, d’autodétermination, de droits de la personne, de liberté de mouvement et de libération.

La crise mondiale du financement de la réduction des méfaits et les occasions à saisir

Outre les crises politiques, le mouvement de la réduction des méfaits est également confronté à une crise de financement. Un rapport récent de Harm Reduction International (en anglais seulement) montre que le financement de la réduction des méfaits reste fragile, inconstant et insuffisant aux quatre coins du monde. Les communautés marginalisées et privées de leurs droits sont les plus touchées par cette vague de réticence qui a des conséquences dévastatrices sur leur santé et leurs moyens de subsistance.

La diminution du financement consacré à la réduction des méfaits, dans le monde, a des répercussions considérables non seulement sur la viabilité de ces programmes, mais aussi sur les programmes de traitement et de prévention du VIH et de l’hépatite C. Les récentes coupes budgétaires compromettent les gains réalisés en matière de santé publique et de justice sociale, renversant des progrès qui ont nécessité des efforts considérables.

Les bailleurs de fonds nationaux et internationaux ont considérablement réduit bon nombre de leurs engagements financiers en faveur de la réduction des méfaits, laissant des programmes et services vitaux aux prises avec de graves déficits budgétaires. À l’inverse de la rareté croissante des ressources consacrées à la réduction des méfaits et aux soins de santé, il devient de plus en plus facile d’obtenir des fonds pour la criminalisation des drogues et les approches punitives.

De nombreux·ses intervenant·e·s au HR25 ont souligné la nécessité de définancer les politiques inefficaces et punitives en matière de drogues et d’établir plutôt des sources de financement national fiable pour les programmes et services de réduction des méfaits. Sans cela, les programmes sont prisonniers de cercles vicieux de demandes de subventions, de renouvellement de personnel, d’épuisement et d’effritement des ressources.

Lors d’une séance sur les enjeux de financement, les intervenant·e·s ont souligné le potentiel des modèles d’entreprise sociale. Ceux-ci peuvent contribuer à maintenir et à renforcer le rôle des communautés et des organismes de la société civile lorsque les principales sources de financement sont des gouvernements et des donateurs internationaux. Pour assurer le financement futur de la réduction des méfaits, les intervenant·e·s ont invité les organismes à s’appuyer sur les partenariats existants, à établir de nouveaux partenariats durables entre équipes multidisciplinaires et à collaborer stratégiquement entre secteurs, plutôt que de rivaliser pour des ressources limitées.

Le leadership des jeunes : l’avenir de la réduction des méfaits

Les jeunes sont en train de devenir des leaders de la réduction des méfaits – et leurs voix sont essentielles à son avenir. Lors d’une séance sur la promotion de la voix et du leadership des jeunes, de nombreux·ses présentateur·trice·s ont souligné l’importance de développer et de soutenir la prochaine génération d’allié·e·s de la réduction des méfaits et de militant·e·s en matière de politiques sur les drogues.

L’implication significative des jeunes, en particulier dans le leadership et le développement des politiques, est cruciale à l’inclusion, à la justice sociale et à l’accessibilité dans l’éducation, les programmes et les politiques sur la réduction des méfaits. Même si la plupart des politiques sur les drogues qui touchent les jeunes prônent la tolérance zéro et l’abstinence, les conférencier·ière·s signalent que les jeunes continuent l’expérimentation et l’utilisation de drogues. L’approche non punitive et non moralisatrice de la réduction des méfaits à l’égard de l’utilisation de substances reconnaît qu’il s’agit d’une réalité, que cela ne changera pas et que les meilleures interventions sont celles qui leur offrent des outils pour réduire les méfaits, rester informé·e·s et garder le contrôle. Des intervenant·e·s de Youth RISE, un réseau international dirigé par des jeunes, ont indiqué que les informations sur la réduction des méfaits destinées aux jeunes se limitent souvent au cannabis, à l’alcool et aux psychédéliques, soulignant la nécessité de fournir des informations sur la santé aux jeunes qui utilisent des opioïdes et d’autres types de drogues.

Les présentateur·trice·s ont également expliqué que, dans le domaine des politiques sur les drogues et de la réduction des méfaits, les organismes dirigés par des jeunes sont souvent confrontés à un éventail d’enjeux de capacité qui nuisent à leur réussite, comme des transitions inadéquates à la direction et un manque de mémoire institutionnelle et de stratégie à long terme. Ils et elles ont encouragé les organismes à chercher des moyens de pérenniser le leadership dans les mouvements communautaires jeunesse, notamment en documentant leur travail, en développant des systèmes adaptés aux jeunes et en créant des outils de réussite à long terme.

Un·e jeune leader de Saskatoon a dénoncé l’instrumentalisation fréquente de la « sécurité des jeunes » par les opposant·e·s à la réduction des méfaits, arguant que ce discours est contre-intuitif et nuisible. Iel a signalé que l’inclusion de jeunes à des postes de direction sans leur donner de formation ou de soutien peut faire plus de tort que de bien. À son avis, « c’est en fait de l’induction de méfaits », car cela peut contribuer au traumatisme et à l’épuisement des jeunes en l’absence d’un soutien adéquat.

Pour que le mouvement futur de la réduction des méfaits soit pertinent, compétent, inclusif et habilitant, il est essentiel que les jeunes disposent de ressources et de soutiens dans leurs rôles de direction.

De la crise vers la solidarité : la voie à suivre

La réduction des méfaits est sérieusement menacée à travers le monde et les personnes qui utilisent des drogues subissent le poids de la criminalisation : violence sanctionnée par l’État, racisme systémique, incarcération de masse et stigmatisation. Ces réalités affectent plus durement les personnes racisées et autochtones, en particulier celles qui sont femmes, queers, trans ou non binaires, ou qui vivent dans la pauvreté.

Mais il existe une solution pour aller de l’avant. Nous pouvons créer un mouvement plus uni et plus résilient en assurant des sources nationales de financement fiable, en reliant les mouvements intersectionnels de justice sociale et en intégrant les jeunes dans des rôles de leadership.

Grâce à la solidarité transfrontalière et à la collaboration interdisciplinaire, nous pouvons surmonter les difficultés – continuer à sauver des vies, à favoriser la vie et à lutter pour la justice et la libération. Comme on dit souvent dans le milieu de la réduction des méfaits : « Prenons soin les un·e·s des autres. Nous nous protégeons mutuellement. »


Alex Holtom est spécialiste en connaissances, programmes de réduction des méfaits chez CATIE.

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