S’efforcer de vivre en paix avec les drogues : les efforts de la Colombie pour changer les politiques sur les drogues

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En arrivant à Bogotá pour le Congrès international sur la réduction des méfaits, j’ai senti les ficelles de ma vie s’entrelacer d’une manière inattendue. En effet, je travaille depuis des années dans le domaine de la réduction des méfaits au Canada tout en maintenant des liens profonds avec la Colombie, car une bonne partie de ma famille y vit encore. J’ai cependant constaté un changement révolutionnaire lors de cette récente visite : une nation considérée comme un symbole de la guerre contre les drogues est aujourd’hui au premier plan d’un virage mondial vers une approche plus humaine et plus pragmatique.

Le coût de l’échec

La Colombie a longtemps eu avec les drogues une relation complexe et empreinte de souffrance et de deuil. Des décennies de guerre contre les drogues soutenue par les États-Unis ont privilégié la force militaire au lieu de la santé publique, et la répression plutôt que la prévention. On a traité les cultivateur·trice·s de coca comme des ennemi·e·s et les personnes qui utilisent des drogues comme des criminelles. Les fumigations aériennes des cultures, empoisonnant les terres et l’eau, ont forcé des communautés rurales à se déplacer mais n’ont pas réussi à endiguer la production de drogues. Les répressions militaires ont attisé la violence, provoquant la mort ou la disparition de centaines de milliers de personnes et le déplacement de millions d’autres à l’intérieur du pays, mais sans effort significatif pour démanteler les réseaux criminels profitant du trafic. Les communautés autochtones et afro-colombiennes, déjà marginalisées, ont été les plus durement touchées : leurs moyens de subsistance ont été détruits et leurs leaders ont été pris pour cibles.

Le Congrès international sur la réduction des méfaits a mis en évidence une dure vérité : la prohibition n’a pas seulement échoué, elle a empiré la situation. Claudia Lopera, militante sociale, a décrit les violences reproductives et écologiques que les fumigations aériennes visant la production de coca ont infligées aux communautés paysannes de l’intérieur du pays : terres devenues incultivables, moyens de subsistance perturbés, écosystèmes endommagés et problèmes de santé et de fertilité à long terme chez les femmes de ces communautés. Luz Mery Panche Chocue, une dirigeante autochtone Nasa, a souligné l’importance culturelle de la plante de coca pour les communautés autochtones amazoniennes, la qualifiant de don de la nature qui ne devrait pas être criminalisé. Elle a vivement critiqué l’aspect racial de la guerre contre les drogues et le fait qu’elle cible de manière disproportionnée les communautés autochtones – qui protègent depuis longtemps leurs terres dans le cadre d’accords fonciers collectifs – et leur droit à la culture de plantes traditionnelles, qui a été bafoué pendant la guerre contre les drogues. « Si l’on n’est pas en paix avec la terre, personne n’est en paix », nous a-t-elle déclaré. Le message était clair : la guerre contre les drogues n’a jamais été une affaire de sécurité, mais plutôt une histoire de contrôle.

Réorienter les politiques sur les drogues

Cependant, la Colombie a pris des mesures sans précédent pour rompre avec cette approche inefficace en matière de drogues. Depuis quelques années, elle a mis en place un nouveau modèle qui considère les drogues de plus en plus comme un enjeu de santé publique et de développement économique, plutôt que comme un problème militaire ou criminel. La consommation personnelle de substances est décriminalisée depuis 30 ans, mais ce n’était qu’un début. Aujourd’hui, dans le cadre de la réforme post-conflit avec la mise en place d’accords de paix, le cadre des politiques nationales sur les drogues donne explicitement la priorité à la vie plutôt qu’au châtiment, en mettant l’accent sur la réduction des méfaits, le développement rural et la justice raciale.

À quoi cela ressemble-t-il concrètement?

  • Implantation de programmes de réduction des méfaits : La Colombie est le seul pays d’Amérique du Sud à disposer de programmes de seringues et d’aiguilles, de traitement par agonistes opioïdes (TAO) et d’analyse des drogues. En 2023, la ville de Bogotá a ouvert le premier site de consommation supervisée du continent, où les personnes peuvent obtenir des informations sur la réduction des méfaits et une supervision pour l’utilisation plus sécuritaire de drogues.
  • Décriminalisation des cultivateur·trice·s : Au lieu d’éradiquer les cultures de coca, la réforme post-conflit en Colombie consiste notamment à offrir aux cultivateur·trice·s des moyens de subsistance légaux, en instaurant une éradication volontaire des cultures de coca et en les substituant à d’autres productions, reconnaissant que c’est la pauvreté qui incite à participer aux réseaux criminels profitant du trafic de drogues.
  • Leadership international : En 2024, la Colombie a fait adopter aux Nations Unies une résolution historique qui reconnaît l’importance de la réduction des méfaits – une première pour les politiques sur les drogues à l’échelon mondial et qui depuis a demandé à ce que le système international de contrôle des drogues soit soumis à une évaluation indépendante.

De la prohibition à la réduction des méfaits

L’un des moments marquants du congrès fut le discours de l’ancien président Juan Manuel Santos. Cet homme, qui avait intensifié la guerre contre les drogues alors qu’il était ministre de la Défense, a ensuite dirigé pendant sa présidence un processus pluriannuel qui a abouti à une résolution pacifique du conflit armé. Aujourd’hui lauréat d’un prix Nobel et partisan de la réforme, il ne se contente pas d’admettre l’échec de la guerre aux drogues : il siège à la Commission globale de politiques en matière de drogues et y consacre des efforts pour promouvoir la réglementation légale. « Nous avons payé très cher en morts et en sacrifices », a-t-il déclaré. Sa transformation reflète celle de la Colombie – de l’adhésion aveugle au dogme des États-Unis vers une approche locale et fondée sur des données probantes.

Des leçons pour le reste du monde

Le parcours de la Colombie a des répercussions bien au-delà de ses frontières. Au Canada, où je travaille avec CATIE, les effets toxiques des opioïdes ont causé plus de 50 000 décès depuis 2016. Cette crise résulte de l’approche prohibitionniste, tout comme les ravages qu’a connus la Colombie.

La Colombie montre à présent qu’une autre voie est possible. En privilégiant les droits de la personne et la santé publique et non le châtiment, et en écoutant les communautés affectées au lieu de les réduire au silence, elle démontre que la véritable paix n’est pas dans l’absence de drogues, mais plutôt dans la présence de justice.

En quittant Bogotá, j’ai pensé à la fresque murale que j’avais vue chez Acción Técnica Social (ATS), l’organisme communautaire de réduction des méfaits qui a ouvert la première salle de consommation en Amérique du Sud et qui a milité pour la réforme des politiques colombiennes sur les drogues. On peut lire sur cette fresque : « Coca regulada, paz garantizada » (« Coca réglementée, paix assurée »). Bien plus qu’un slogan, ces mots sont une feuille de route. Pour la Colombie, pour le Canada, pour toutes les nations piégées dans le cycle de la criminalisation et de la mort, la voie à suivre commence par cette idée exprimée par Laura Gil, ambassadrice de la Colombie aux Nations Unies : « Nous devons apprendre à vivre en paix avec les drogues ».

Sinon, nous continuerons à nous tuer à leur faire la guerre.

 

Melisa Dickie est directrice, Mobilisation des connaissances sur l’hépatite C et la réduction des méfaits chez CATIE.

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