Une partie cachée de l’iceberg : lésions cérébrales survenant après une intoxication par les drogues

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La crise des drogues contaminées a coûté la vie à des dizaines de milliers de Canadiens et de Canadiennes. Cela dit, les cas d’intoxication (également appelés surdoses) non mortels sont beaucoup plus nombreux que les cas mortels. Les lésions cérébrales sont un méfait moins connu de l’intoxication par les drogues qui peut survenir dans les cas de surdose non mortelle en raison du ralentissement ou de l’arrêt de la respiration et du manque d’oxygène dans le cerveau. Ces lésions cérébrales affectent le fonctionnement du cerveau.

CATIE s’est entretenu avec Shanell Twan, directrice adjointe de Streetworks, un programme de réduction des méfaits d’Edmonton, et le·a Dr·e Kaylynn Purdy, neurologue, afin de mieux comprendre les séquelles des lésions cérébrales et les moyens de les prévenir.

Comment les lésions cérébrales surviennent-elles pendant ou après une intoxication par des drogues?

Kaylynn Purdy : Pendant une intoxication, plusieurs mécanismes peuvent mener à des lésions cérébrales. Par exemple, il est possible que la respiration cesse et que la personne ne reçoive plus assez d’oxygène, ce qui endommage ou tue les cellules du cerveau. C’est probablement le mécanisme en cause dans la majorité des cas. De nombreuses personnes connaissent des épisodes répétés d’intoxication, où elles manquent d’oxygène pendant de brèves périodes qui ne sont pas assez longues pour entraîner le décès, mais qui, avec le temps, peuvent provoquer des lésions cérébrales. Certaines drogues ou certaines substances utilisées pour couper les drogues peuvent aussi entraîner des lésions cérébrales, petit à petit.

Quelles sont certaines des séquelles des lésions cérébrales chez les personnes victimes d’une intoxication par des drogues?

Kaylynn Purdy : Certaines parties du cerveau sont très sensibles au manque d’oxygène, comme celle qui contrôle les mouvements. Ainsi, les lésions cérébrales peuvent parfois avoir des répercussions sur les mouvements des personnes, en affectant leur façon de marcher ou leur posture, ou en provoquant des tremblements. D’autres parties du cerveau peuvent aussi être touchées, ce qui peut affecter des comportements comme la prise de décision, la maîtrise des impulsions et les interactions avec les autres. Vous pourriez être plus susceptible de vous battre ou d’avoir des altercations si vous n’avez pas le même niveau de maîtrise des impulsions en raison d’une lésion cérébrale.

Il arrive que des personnes subissent des blessures graves et immédiates à la suite d’une intoxication par des drogues, entraînant un long séjour à l’hôpital culminant par un passage en unité de réadaptation.

Shanell Twan : J’ai définitivement constaté ces séquelles physiques chroniques dans ma communauté — des effets sur la coordination et les habilités motrices des gens, ainsi que sur leur posture et leur façon de marcher. Nous avons organisé des journées de sensibilisation et recueilli des dons de déambulateurs pour aider les personnes atteintes de ces problèmes physiques.

Je constate également que les lésions cérébrales entraînent des déficiences cognitives à long terme, ainsi que des effets sur la santé mentale tels que l’anxiété et les changements de personnalité. On note aussi évidemment une réduction de la qualité de vie des personnes et un impact sur leur bien-être général du fait de ces déficiences physiques ou cognitives.

Kaylynn Purdy : Les personnes atteintes peuvent ne plus être en mesure de fonctionner comme avant, ce qui peut miner leur qualité de vie. Par exemple, ne pas pouvoir entrer dans l’église où elles prennent leurs repas parce qu’elles ne peuvent plus très bien monter les escaliers. Et cela peut être encore plus difficile pour les personnes itinérantes ou qui vivent dans la précarité si elles ont du mal à fonctionner de manière autonome.  

Comment le système de soins de santé répond-il à ce nouveau besoin croissant?

Shanell Twan : On peut s’attendre à des répercussions à long terme sur le système de soins de santé et, jusqu’à présent, personne n’y prête vraiment attention. La réalité est que nous allons avoir besoin de beaucoup plus de soutien dans la communauté à une époque où on retire le financement nécessaire à la tenue des programmes. Ce soutien devra prendre différentes formes : physiothérapie, ergothérapie, orthophonie ou aide à la prise de médicaments. De nombreux membres de la communauté se trouvent déjà dans des situations complexes, et ceux qui ont subi une lésion cérébrale vont avoir besoin de différentes formes de soutien supplémentaires.

Kaylynn Purdy : On ne parle pas beaucoup des lésions cérébrales. Et pourtant elles ont bien des répercussions sur le système puisqu’il faut les traiter et donner aux gens l’accès à une réadaptation et à un soutien appropriés et de haute qualité dans la communauté.

Je crois que la Colombie-Britannique est la seule province à reconnaître l’existence de ce problème. L’année dernière, la province a lancé un nouveau programme de réadaptation pour les personnes présentant des lésions cérébrales dues à une intoxication par des substances. Nous allons avoir besoin d’un plus grand nombre de programmes de ce type, ainsi que de logements supervisés à long terme qui peuvent aider les personnes à retrouver ou à améliorer leur autonomie de fonctionnement. C’est un énorme fardeau pour le système et nous avons besoin de plus de ressources.

Une partie du problème réside dans le fait que nous n’avons pas de terme médical ou de diagnostic réel pour les lésions cérébrales liées à l’intoxication par des drogues. Sans code de diagnostic, il est difficile de mesurer le nombre de personnes touchées et la manière dont elles sont affectées. Nous pensons que le nombre est probablement plus élevé que ce qu’on observe, mais sans diagnostic officiel, nous ne disposons pas de chiffres concrets, seulement d’estimations, et il est donc difficile de demander plus de ressources.

Compte tenu des répercussions significatives sur les particuliers et sur le système de santé, comment peut-on prévenir les lésions cérébrales?

Shanell Twan : Les gens doivent être au courant de la possibilité de survenue de lésions cérébrales et savoir comment les prévenir. La diffusion d’information et la sensibilisation sont vraiment importantes. Il s’agit de faire connaître les signes d’une intoxication par les drogues et les moyens d’y remédier rapidement. Il faut aussi s’assurer que les gens ont les compétences, les connaissances, les ressources et le soutien nécessaires pour être plus en sécurité et en meilleure santé lorsqu’ils utilisent des drogues.

Kaylynn Purdy : L’objectif est de prévenir les lésions cérébrales. La consommation supervisée ou l’utilisation avec d’autres personnes est essentielle pour que quelqu’un puisse réagir rapidement en cas de manque d’oxygène, même si ce manque ne dure qu’un court instant.

Shanell Twan : Les services de consommation supervisée (SCS) doivent également fournir des espaces pour l’inhalation, afin d’accueillir les personnes qui fument des drogues. Ici, à Edmonton, et dans bien d’autres endroits, la plupart des gens sont passés à l’inhalation. Mais la plupart des SCS ne permettent pas aux gens de fumer leurs drogues.

La disponibilité de la naloxone est un autre élément important. Chez Streetworks, nous distribuons des centaines de trousses par semaine et nous menons des activités de sensibilisation sept jours sur sept au sein de la communauté. Mais avec autant de cas d’intoxications par les drogues, nous constatons une certaine lassitude chez les personnes qui ont dû faire face à tous ces cas parmi leurs ami·e·s. La naloxone peut donner l’impression d’être une mesure temporaire, comme si nous étions en train de mettre un bandage adhésif sur des blessures par balle. Le marché des drogues illicites est très lourdement contaminé par des substances toxiques.

Kaylynn Purdy : L’autre aspect important de la prévention des lésions cérébrales est plus difficile à maîtriser : le manque d’accès à un approvisionnement sécuritaire en drogues. Les intoxications sont dues en grande partie au fait que les gens ne savent pas ce qu’ils consomment.

Puisque la prévention est si importante, que devrait-on savoir sur la façon de réagir aux intoxications/surdoses?

Kaylynn Purdy : Il est très important de réagir rapidement. Ce que nous pouvons tou·te·s faire à titre individuel, c’est intervenir auprès des personnes qui sont peut-être aux prises avec une intoxication. Il est important de savoir que les lésions cérébrales apparaissent après quatre minutes de faible taux d’oxygène — pas zéro oxygène, juste un faible taux d’oxygène. Et quatre minutes, ce n’est pas long. C’est pourquoi il est si important de vérifier la fréquence respiratoire d’une personne et de recourir à la respiration artificielle en cas d’intoxication médicamenteuse, de manière à réduire le risque de lésions cérébrales dues au manque d’oxygène. En même temps qu’on favorise la respiration de la personne, on peut appeler les services médicaux d’urgence.

Dans les SCS, on peut donner de l’oxygène à une personne pour l’aider jusqu’à ce qu’elle reprenne connaissance ou l’aider à respirer à l’aide d’un ballon-masque de réanimation. Pas besoin d’utiliser des quantités massives de naloxone, si ce n’est pas nécessaire. C’est douloureux et inutile. Souvent, il suffit d’ouvrir les voies respiratoires, de favoriser la respiration et d’utiliser la dose minimale de naloxone nécessaire. D’autant plus que l’effet de certaines substances, comme les benzodiazépines, ne peut pas être contré par la naloxone, ce qui fait que les gens ne reprennent pas connaissance tout de suite.

Mais il y a beaucoup de stigmatisation dans la communauté. Par exemple, certaines personnes craignent de faire une surdose ou d’être intoxiquées en touchant une personne qui a consommé une substance, ce qui est totalement impossible. Et je sais que certain·e·s passeront tout droit devant une personne manifestement sans connaissance dans la rue au lieu de s’arrêter pour lui prêter assistance. Si une personne respire, mais que sa tête est affaissée contre un mur, lui redresser la tête peut l’aider grandement; tout à coup, elle peut mieux respirer et reprendre connaissance. Il y a donc des choses très simples que nous pouvons faire pour aider les gens à éviter d’acquérir des lésions cérébrales causées par un manque d’oxygène. La chose la plus importante est de commencer à aider la personne immédiatement et d’appeler les secours.

Shanell Twan : Je pense qu’il est important de remercier et d’encourager les personnes de nos communautés qui sont des proches aidant·e·s. Nous pensons souvent que la ligne de front, c’est nous — les travailleur·euse·s de proximité, les infirmier·ère·s, les médecins. Mais la ligne de front se trouve en réalité dans la communauté, car lorsque nous rentrons tou·te·s chez nous à la fin de la journée, la communauté est toujours là. Ce sont ces personnes-là — celles qui s’arrêtent, qui transportent de la naloxone, qui se soucient réellement des autres — qui sauvent la vie de leurs ami·e·s, des membres de leur famille et de leurs proches. Merci beaucoup, parce que vous sauvez littéralement des vies.

 

Shanell Twan travaille dans le domaine de la réduction des méfaits chez Streetworks à Amiskwacîwâskahikan (connue sous le nom colonial d’Edmonton). Elle est en contact avec des groupes municipaux, provinciaux et fédéraux d’utilisateur·trice·s de drogues. Shanell est une femme autochtone qui s’intéresse particulièrement à l’amélioration de la santé de sa communauté.

Le·a Dr·e Kaylynn Purdy est neurologue et moniteur·trice clinique en médecine de soins intensifs à l’Université de Calgary. Iel travaille également dans le domaine de la réduction des méfaits et des interventions de proximité.

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