Réflexions sur 20 ans d’initiatives de réduction des méfaits en Colombie-Britannique
La réduction des méfaits peut se définir de plusieurs façons, mais il s’agit pour l’essentiel d’une démarche fondée sur des données probantes, centrée sur la personne, qui vise à réduire les méfaits associés à l’utilisation de substances. Elle consiste à offrir aux personnes qui utilisent des drogues les ressources nécessaires pour faire des choix plus sains et plus sécuritaires, sans chercher à privilégier l’abstinence. J’ai travaillé dans le domaine de la réduction des méfaits et de l’utilisation de substances pendant 20 ans, et j’ai été pendant 18 ans la responsable médicale de la réduction des méfaits au BC Centre for Disease Control (le BCCDC). Pendant cette période, j’ai eu le privilège de collaborer avec de nombreux collègues bienveillant·e·s dans différents secteurs et avec les véritables expert·e·s, soit les personnes ayant une expérience concrète de l’utilisation de substances.
Au cours des dix dernières années, les intervenant·e·s du secteur de la réduction des méfaits ont dû faire face à des changements spectaculaires dans le panorama de l’utilisation de substances. Citons notamment l’apparition du fentanyl dans l’approvisionnement en drogues non réglementées, l’augmentation de la polyconsommation, l’adultération des drogues vendues sur le marché illicite par des sédatifs, la pandémie de COVID-19 et les problèmes persistants liés au colonialisme et à l’aggravation de la crise du logement. Dans le même temps, les programmes de réduction des méfaits ont été contestés sur la base de divergences idéologiques qui ne reposent pas sur des données probantes. Dans le contexte actuel, il est important de revenir sur les leçons que nous avons tirées au fil des ans et sur les besoins que les initiatives de réduction des méfaits ont permis de satisfaire en s’appuyant sur des données probantes et sur l’esprit de collaboration.
Prise en compte des données probantes et des besoins
La participation des personnes ayant une expérience concrète des réalités est un volet crucial de toutes les interventions de réduction des méfaits. Une véritable participation suppose que l’on demande aux personnes qui utilisent des drogues quels sont les problèmes à traiter en priorité et quels sont leurs besoins, afin de s’assurer que les politiques, les services et les résultats de recherche soient utiles et accessibles. Je sais d’expérience à quel point le fait d’écouter ces personnes peut être déterminant dans l’élaboration de programmes de réduction des méfaits. Par exemple, les personnes ayant une expérience concrète des réalités en Colombie-Britannique ont demandé à ce que la naloxone soit rendue largement disponible afin qu’elles puissent sauver la vie de leurs ami·e·s et de leurs proches. Lorsque le BCCDC a lancé le programme provincial de distribution de naloxone en 2012, nous avions estimé que la demande se situerait autour de 40 000 trousses par an alors que 35 000 trousses sont maintenant expédiées chaque mois dans plus de 2200 sites de toute la Colombie-Britannique. La prise en compte des données pratiques et expérientielles recueillies auprès des membres de la communauté qui interviennent dans les cas de surdoses a permis d’orienter le programme canadien de distribution de naloxone à domicile, et nous savons que ces trousses ont permis de sauver des milliers de vies.
La prestation de services de réduction des méfaits en Colombie-Britannique ne cesse d’évoluer en fonction des données les plus récentes issues de la recherche et des évaluations. D’après les données récentes issues de sondages et de rapports de coroners, même si les gens sont nombreux à penser qu’il est moins dangereux de fumer que de s’injecter une drogue, l’inhalation restait le principal mode d’utilisation de substances des personnes décédées d’une surdose en Colombie-Britannique. En conséquence, le ministère de la Colombie-Britannique a alloué des fonds en 2020 en vue de l’achat de fournitures destinées à fumer des drogues de façon plus sécuritaire, et de la création de sites de prévention des surdoses (SPS) par inhalation. Il s’agit là d’un cas concret de mise à profit des données probantes aux fins d’une intervention qui favorise la participation des personnes qui fument des drogues, et qui permet d’accroître l’accès aux services, aux fournitures et à l’information nécessaires à la réduction des méfaits.
Interventions pragmatiques face à la crise des surdoses, qu’on appelle désormais l’urgence des intoxications dues aux drogues non réglementées
En 2016, le fentanyl est devenu la principale cause de l’augmentation du nombre de surdoses et de décès au Canada, en particulier en Colombie-Britannique. Les autorités et instances fédérales et provinciales ont réagi de manière pragmatique afin de sauver les vies en danger. Par exemple, cette année-là, Santé Canada a retiré la naloxone de la liste des médicaments sur ordonnance, ce qui a permis de simplifier sa distribution et d’élargir son accessibilité; par ailleurs, la Colombie-Britannique a déclaré une urgence de santé publique et demandé à tous les services d’urgence d’offrir de la naloxone à emporter.
Malgré ces mesures, le taux de surdoses est resté alarmant. Il a fallu beaucoup de temps pour obtenir des dérogations au Code pénal et autoriser l’ouverture de sites de consommation supervisée (SCS). Les militant·e·s et les personnes qui utilisent des drogues ont mis en place des sites de prévention des surdoses (SPS) non autorisés pour faire face aux surdoses au sein de leurs communautés. En décembre 2016, le ministre de la Santé de la Colombie-Britannique a promulgué un arrêté ministériel visant à autoriser les SPS et à soutenir leur mise en place dans toutes les autorités sanitaires. En Colombie-Britannique, on compte actuellement 51 SPS/SCS qui accueillent 70 000 visites et où plus de 200 surdoses sont évitées chaque mois; à ce jour, sur plus de 4 millions de visites, un seul décès a été signalé.
L’approvisionnement plus sécuritaire, qui fait partie de ce qu’on appelle les solutions de remplacement prescrites, est une autre mesure de lutte contre la crise des surdoses. Il s’agit de fournir aux personnes concernées des drogues réglementées dont le type, la qualité et la concentration sont connus, afin qu’elles ne se procurent pas de drogues extrêmement toxiques sur le marché illicite. L’approvisionnement plus sécuritaire a été initialement mis en œuvre en Colombie-Britannique au titre des mesures de réduction des risques destinées à faire face aux problèmes liés à la COVID-19. Des données probantes émergentes tendent à établir qu’un approvisionnement plus sécuritaire permet de réduire le nombre de décès. Les client·e·s indiquent qu’ils·elles consomment moins de substances et que les cas de surdoses sont moins nombreux. Bon nombre d’entre eux·elles sont convaincu·e·s que, sans l’approvisionnement plus sécuritaire, leur consommation de drogues toxiques aurait entraîné une surdose mortelle.
Nos interventions comportent encore de nombreuses lacunes et soulèvent de nombreuses difficultés. Les crises imbriquées ont eu des effets disproportionnés dans de nombreuses communautés. Ainsi, malgré les initiatives visant à améliorer les services et les mesures de soutien, de grandes disparités et inégalités en matière d’accès aux ressources subsistent en Colombie-Britannique, en particulier dans les zones rurales et éloignées. Les membres des Premières Nations de la Colombie-Britannique sont six fois plus susceptibles de mourir d’une surdose que les autres habitant·e·s de la province. Ces problèmes complexes font ressortir la nécessité de tenir compte de l’expérience vécue des personnes concernées, de mettre en œuvre des mesures de réduction des méfaits prises en charge par les communautés et de favoriser les solutions mises en œuvre par les populations autochtones.
Indifférence devant les données probantes
Les discours stigmatisants concernant la réduction des méfaits et les personnes qui consomment des drogues se sont multipliés. Les anecdotes préjudiciables concernant les mesures de réduction des méfaits, y compris les sites de prévention des surdoses (SPS) et l’approvisionnement plus sécuritaire, sont de plus en plus nombreuses dans les comptes rendus médiatiques et populaires, faisant fi des données probantes sur lesquelles reposent ces démarches. Cette situation a été exploitée à des fins idéologiques et politiques, certains médias et politicien·ne·s mettant en avant une fausse dichotomie stigmatisante entre le traitement et la réduction des méfaits. Il n’existe pas de solution miracle. Il est essentiel de disposer d’une panoplie de programmes et de services qui répondent aux besoins réels des personnes concernées et qui les accompagnent dans leur cheminement en matière d’utilisation de substances.
Ignorer les faits lorsqu’ils ne correspondent pas à l’idéologie politique n’est pas un phénomène nouveau. En 2007, malgré les nombreuses données publiées dans des revues scientifiques à comité de lecture, faisant notamment état d’une augmentation du recours au traitement, le ministre fédéral de la Santé s’est opposé à la prolongation de la dérogation au droit pénal en matière de stupéfiants qui permettait à Insite, le premier site de consommation à moindre risque légalement autorisé en Amérique du Nord, de mener ses activités à Vancouver. En dernière instance, la Cour suprême du Canada a ordonné le maintien de la dérogation, estimant que l’application des dispositions relatives à la possession de drogues porterait atteinte aux droits constitutionnels des client·e·s et du personnel d’Insite. Depuis, cet organisme a évité des milliers de surdoses, a contribué à réduire considérablement l’incidence du VIH parmi les personnes qui s’injectent des drogues et a permis à des milliers de client·e·s d’accéder au centre de prise en charge du sevrage situé dans les mêmes locaux.
Quelles sont les prochaines étapes?
Les pertes de vies catastrophiques et l’urgence d’agir ne peuvent être remises en question. Comme le recommande la Harm Reduction Nurses Association, nous devons multiplier les sites de consommation supervisée (SCS) et les sites de prévention des surdoses (SPS), réglementer les services de traitement volontaire à but non lucratif fondés sur des données probantes, investir dans la construction de logements abordables et dans des initiatives de réduction de la pauvreté, et associer plus étroitement les personnes qui utilisent des drogues aux interventions et aux solutions proposées.
Nous devons remettre les données probantes à la base de toutes nos interventions. Il s’agit notamment des données issues des études et de l’expérience concrète. Il est également impératif que toutes les mesures prises pour lutter contre cette crise répondent aux mêmes normes. Les résultats des services et des programmes mis en œuvre par les professionnel·le·s du traitement doivent pouvoir se justifier par des données recueillies et publiées, de manière à ce que toutes nos interventions s’appuient sur des données probantes.
L’idéologie à caractère politique et les ouï-dire ne peuvent que nous faire perdre du terrain. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une collaboration et de débats respectueux ancrés dans la compassion. Grâce à des mesures de lutte contre la crise liée à la toxicité des drogues fondées sur des données probantes et centrées sur la personne, nous pouvons, en tant que société dans laquelle les personnes qui utilisent des drogues ont leur place, faire preuve de plus d’empathie et de compréhension afin d’assurer le bien-être de toutes et tous.
Jane Buxton était responsable médicale de la réduction des méfaits au BC Centre for Disease Control, au sein duquel elle a mis en place en 2011 le Drug Overdose and Alert Partnership, un comité intersectoriel comprenant des représentant·e·s des services de santé, des coroners, des ambulancier·ère·s, des agent·e·s d’application de la loi et du contrôle des drogues et des personnes qui utilisent des drogues. En 2012, elle a lancé le programme de distribution de naloxone à emporter de la Colombie-Britannique et un sondage sur la réduction des méfaits destiné aux client·e·s de toute la province. Jane Buxton reconnaît que toutes les réalisations sont le résultat du dévouement inlassable de nombreux·euses collègues, y compris des personnes ayant une expérience concrète de l’utilisation de substances. Elle plaide pour la mobilisation des pairs à tous les niveaux de l’élaboration des politiques, de la planification, de la mise en œuvre, de l’évaluation et de la recherche en matière de réduction des méfaits. Jane a été élevée au rang d’officier de l’Ordre de la Colombie-Britannique en 2023.