En situation de crise : Élargir l’approvisionnement sécuritaire grâce aux services de consommation supervisée
Depuis 2016, l’intoxication par des drogues a coûté la vie à 42 494 personnes au Canada. Cette crise est alimentée par un approvisionnement non réglementé en drogues contaminées par un mélange létal d’opioïdes synthétiques et de sédatifs non opioïdes. Afin de contrer cette vague de décès par intoxication, l’offre de produits de qualité pharmaceutique pour remplacer l’approvisionnement en drogues illégales et non réglementées – une approche appelée « approvisionnement sécuritaire » – s’est révélée très prometteuse. Cependant, malgré son potentiel pour sauver des vies, cette approche est actuellement entravée par des contraintes de capacité (en anglais seulement) et des obstacles à l’accessibilité.
L’une des façons possibles d’accroître l’accès à un approvisionnement sécuritaire passe par les services de consommation supervisée (SCS). Dans un nouveau rapport du Réseau juridique VIH intitulé Innover en situation de crise, nous avons exploré les options juridiques et de politiques permettant d’élargir l’approvisionnement sécuritaire dans ce contexte, en abordant les obstacles cernés par la recherche et signalés par des personnes qui utilisent des drogues, des expert·e·s juridiques, des décideur·euse·s politiques et des clinicien·ne·s.
Les données actuelles sur l’approvisionnement sécuritaire dans les SCS
La recherche sur l’intégration de programmes d’approvisionnement sécuritaire dans les services de SCS faciles d’accès révèle que les participant·e·s sont disposé·e·s à consommer des substances dans un cadre supervisé. Des participant·e·s ont signalé (en anglais seulement) qu’il est commode de trouver un programme d’approvisionnement sécuritaire intégré dans un service qu’ils/elles utilisent déjà – notamment dans un cadre qu’ils/elles associent à la sécurité, à l’absence de méfiance et à une exposition réduite aux « forces d’oppression structurelle et de marginalisation en œuvre sur la scène locale des drogues (par exemple, la violence et le harcèlement policier) ».
Les expert·e·s de la communauté s’accordent à dire que l’approvisionnement sécuritaire dans des SCS est une solution pragmatique à portée de main, étant donné que les SCS sont déjà conçus pour observer la consommation, arrimer les personnes à des soins et répondre aux situations critiques comme les intoxications par des drogues. Ces mécanismes intégrés de supervision permettent aux prescripteur·trice·s d’un approvisionnement sécuritaire de répondre de manière digne de confiance aux besoins des participant·e·s en matière de dosage tout en atténuant les risques lorsqu’une personne a acquis une tolérance plus grande. Les SCS sont également des espaces où des liens de confiance sont déjà établis et où le personnel comprend la philosophie de la réduction des méfaits et la met en pratique.
Bref, l’infrastructure déjà en place peut servir de base pour démultiplier l’approvisionnement sécuritaire dans ces établissements. Cependant, il existe plusieurs obstacles, notamment ceux-ci :
- le nombre insuffisant de prescripteur·trice·s disponibles et favorables
- des audits répétés par des organismes de réglementation des professions
- le manque d’orientations cliniques
- l’exigence d’une relation individuelle entre un·e prescripteur·trice et le/la patient·e
- le nombre limité d’établissements et le manque de financement durable
- la rigidité des programmes
- de multiples obstacles à la participation (comme les fréquentes analyses d’urine)
- le nombre limité de modèles démédicalisés d’approvisionnement sécuritaire réalisé par des personnes qui utilisent des drogues, et
- les choix limités de produits offerts en approvisionnement sécuritaire, en particulier pour les personnes qui fument leurs drogues ou qui utilisent des stimulants.
Bien que chacun de ces obstacles mérite une attention particulière, nous nous concentrerons dans cet article sur le manque de prescripteur·trice·s, car c’est l’un des principaux obstacles à l’élargissement de l’approvisionnement sécuritaire par le biais des SCS.
Avenues juridiques et politiques pour accroître l’accès à l’approvisionnement sécuritaire prescrit dans des SCS
La Loi réglementant certaines drogues et autres substances (LRCDAS) est la législation fédérale générale qui réglemente et interdit des activités liées à la possession, à l’administration ou à la fourniture de « substances désignées », y compris des substances utilisées dans le cadre de programmes d’approvisionnement sécuritaire. En vertu de la LRCDAS, seul·e·s des « praticien[·ne·]s » peuvent prescrire des substances réglementées; les personnes qui prescrivent actuellement un approvisionnement sécuritaire sont principalement des médecins et des infirmier·ère·s praticien·ne·s.
Le Règlement sur les stupéfiants (RS), adopté en vertu de la LRCDAS, définit une ordonnance (ou « prescription ») comme « l’autorisation d’un praticien d’en fournir une quantité déterminée pour la personne qui y est nommée », et permet aux praticien·ne·s de fournir des stupéfiants à une personne qui est un·e patient·e qu’ils/elles traitent professionnellement, si le stupéfiant est requis par l’état pour lequel la personne est traitée. Les gouvernements provinciaux et territoriaux ont également un rôle central à jouer dans la mise en œuvre de programmes d’approvisionnement sécuritaire, à l’aide des lois qui régissent les professionnel·le·s de la santé et qui définissent des « actes autorisés » ou des « activités réglementées », comme la prescription.
Puisque l’hésitation des prescripteur·trice·s est l’un des principaux obstacles à l’expansion de l’approvisionnement sécuritaire, les organismes de réglementation des professions pourraient accroître leur sentiment d’aise et leurs connaissances, en offrant des formations et en publiant des déclarations publiques et des lignes directrices cliniques qui appuient explicitement la prescription d’un approvisionnement sécuritaire dans le contexte des SCS. Santé Canada pourrait favoriser cette évolution par son influence et son leadership.
Un autre moyen possible consiste à permettre aux professionnel·le·s de la santé qui sont autorisé·e·s à prescrire un approvisionnement sécuritaire de transmettre leur autorisation à un·e autre prestataire de soins de santé (par exemple, un·e infirmier·ère). Cela peut se faire par le biais de directives, qui sont des ordres formels donnés à l’avance par un·e prescripteur·trice autorisé·e afin de permettre à un·e autre prestataire de soins de santé d’effectuer une activité sans une évaluation directe par l’auteur·e de l’autorisation.
Puisque la définition d’une ordonnance dans le RS pourrait être interprétée comme exigeant que les ordonnances de substances contrôlées soient spécifiques à un·e client·e, une modification de la définition d’« ordonnance » dans le RS pourrait être nécessaire afin d’ouvrir la voie à une directive médicale pour une ordonnance d’approvisionnement sécuritaire. Dans le contexte des SCS, une directive pourrait être intégrée dans les services existants. Par exemple, en instaurant une condition d’admissibilité exigeant que les personnes soient déjà des clientes du SCS (de sorte que l’employé·e sache qu’il s’agit d’une personne qui utilise des opioïdes) et une condition selon laquelle la consommation doit avoir lieu sur place.
Compte tenu du nombre limité de praticien·ne·s pouvant prescrire un approvisionnement sécuritaire, l’élargissement de la définition d’un·e « praticien[·ne] » autorisé·e à administrer, prescrire ou vendre des stupéfiants en vertu du RS pourrait être une autre solution pour remédier à cette pénurie. Il faudrait pour cela que le gouvernement fédéral, les gouvernements provinciaux et les organismes de réglementation des professions de la santé s’engagent à inclure d’autres professionnel·le·s réglementé·e·s en tant que praticien·ne·s, par exemple les infirmier·ère·s et les pharmacien·ne·s.
Solutions du domaine des politiques
En parallèle aux efforts que nous venons de décrire, les gouvernements doivent prendre d’autres mesures urgentes pour endiguer la vague de décès dus à l’approvisionnement en drogues contaminées. Le gouvernement fédéral devrait notamment :
- décriminaliser la possession de drogues
- supprimer les restrictions touchant la possession, la vente, le fractionnement, le partage, la fourniture et l’administration d’autre manière des substances réglementées fournies en approvisionnement sécuritaire
- légaliser et réglementer de manière sensée les substances désignées, et
- fournir un soutien visible à l’approvisionnement sécuritaire non médical par le biais de clubs d’acheteur·euse·s ou de clubs compassion.
Entretemps, le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux devraient :
- garantir le financement durable des SCS
- soutenir tous les SCS afin qu’ils offrent des services d’inhalation
- financer adéquatement les programmes d’approvisionnement sécuritaire, et
- faire en sorte que les régimes publics d’assurance médicaments couvrent toutes les options d’approvisionnement sécuritaire à des concentrations appropriées.
Une crise sans précédent d’intoxication par des drogues exige des approches nouvelles et novatrices pour répondre aux divers besoins des personnes qui utilisent des drogues. Les tribunaux canadiens ont affirmé à plusieurs reprises le droit des personnes qui utilisent des drogues d’accéder aux services de santé, et les gouvernements ont l’obligation légale et éthique de garantir l’accès à un approvisionnement sécuritaire et à des SCS en tant qu’éléments nécessaires du droit à la vie et du droit à la santé. Les décideur·euse·s politiques disposent d’un large éventail d’outils pour éliminer les obstacles à l’approvisionnement sécuritaire dans les SCS et pour établir un continuum d’options qui respectent l’autonomie et les droits humains des personnes qui utilisent des drogues. Ce qu’il faut maintenant, c’est la volonté politique.
Sandra Ka Hon Chu est codirectrice générale du Réseau juridique VIH. Elle travaille aux enjeux de droits humains liés au VIH dans le contexte des prisons, de la réduction des méfaits, du travail du sexe, des femmes et de l’immigration. Elle est auteure de nombreuses publications, notamment une ressource novatrice pour la législation sur les droits des femmes dans le contexte du VIH, un recueil de déclarations sous serment décrivant l’expérience de détenu·e·s en ce qui concerne l’injection de drogues derrière les barreaux, de même que des documents d’information sur le VIH et le travail du sexe, et le droit au Canada et dans le monde.
Corey Ranger est un infirmier autorisé qui travaille dans le domaine de la réduction des méfaits. Il a travaillé en Alberta et en Colombie-Britannique en tant que prestataire de soins de première ligne et dans l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation de programmes et services de réduction des méfaits. Il est président de l’Association des infirmiers et infirmières en réduction des méfaits et travaille chez AVI Health and Community Services, où il soutient l’amplification des programmes d’approvisionnement sécuritaire en Colombie-Britannique.