Concevoir des solutions autochtones de réduction des méfaits
Comment en êtes-vous venue à travailler à la réduction des méfaits?
J’ai commencé à travailler à la réduction des méfaits lorsque je vivais dans une réserve sur l’île Manitoulin. Je travaillais dans un centre de jeunesse là-bas et j’effectuais beaucoup de tâches liées à la promotion de la santé. Je me souviens que je parlais du VIH, de l’hépatite C et de l’utilisation plus sécuritaire des substances avec les jeunes – je leur recommandais de ne pas partager les pailles pour sniffer, par exemple. Mais l’expérience qui m’a le plus servi pour mon travail actuel a été mon emploi à Toronto auprès d’Oahas.
Ma mentore en matière de réduction des méfaits a été LaVerne Monette, qui était leader et militante bispirituelle et travaillait à 2-Spirited People of the 1st Nations – alors à ses débuts – et qui a cofondé Oahas. Je me rappelle qu’elle m’a montré le modèle occidental de réduction des méfaits en « quatre piliers » et qu’elle m’a expliqué que ce ne serait pas le cadre que nous allions utiliser dans notre travail. Elle m’a dit que nous allions adopter une approche bien plus holistique et que nous allions vraiment viser à répondre aux besoins de notre communauté.
Que signifie pour vous la vision autochtone de la réduction des méfaits?
Il y a de nombreuses perspectives sur ce que signifie l’approche autochtone de la réduction des méfaits. Pour moi, cela s’apparente à la réduction des méfaits du colonialisme. Il s’agit d’adopter une approche holistique, de reconnaître l’importance du mental, du corps et de l’esprit, tout en répondant à tous les besoins de notre communauté et en essayant de mettre celle-ci en valeur. Les enseignements de la roue de médecine, les enseignements de nos grands-parents et le principe autochtone de non-interférence font partie de cette vision. C’est une approche qui reconnaît également que les personnes utilisent des drogues pour de nombreuses raisons, entre autres à cause des traumatismes du colonialisme.
Dans la pratique, en quoi consistent, pour vous, les approches autochtones de la réduction des méfaits?
Il peut s’agir de démanteler les systèmes qui génèrent des méfaits. Il peut s’agir de fournir des espaces pour l’utilisation plus sécuritaire des drogues et de distribuer du matériel de réduction des méfaits. Il peut s’agir de créer des espaces plus bienveillants pour que nous puissions nous réunir et nous rapprocher autour de nos pratiques culturelles. Il peut également s’agir de fournir un accès à la cérémonie et aux herbes médicinales.
Le Indigenous Harm Reduction Network a vu le jour en 2019 lorsque mon collègue Les Harper et moi-même avons fait la demande d’une subvention pour aider les prestataires de services de réduction des méfaits respectant une vision autochtone et les personnes autochtones qui utilisent des drogues à Toronto à se réunir, à avoir une communauté et à trouver des moyens de se soutenir mutuellement. Mais lorsque la COVID-19 a sévi, j’ai reçu des appels de membres de la communauté à Barrie pour me dire qu’ils·elles devaient faire face à plusieurs surdoses à la fois en face de chez eux·elles. À l’époque, ils·elles ne pouvaient pas accéder à plus d’une trousse de naxolone à la fois. J’ai donc apporté des trousses de naxolone de Toronto à Barrie et j’ai commencé à faire de l’intervention de proximité ici.
Nous avons créé des trousses respectant la vision autochtone de la réduction des méfaits qui comprenaient du matériel pour un usage plus sécuritaire des drogues ainsi que de la tisane de cèdre, laquelle a une importance particulière pour nous, les personnes anishinabeg. Mon ami·e et moi avons récolté du cèdre le long de la rivière Nottawasaga, nous avons préparé de la tisane de cèdre et l’avons apportée à Toronto pour que Les et son équipe puissent en distribuer aux membres de notre communauté.
Nous faisions des interventions de proximité et essayions d’établir une relation avec les membres autochtones de la communauté qui utilisent des drogues ici à Barrie. Cela représentait un enjeu parce que la ville ne dispose pas de site de consommation supervisée et la majorité de la consommation a lieu chez les gens. De ce fait, nous allions dans les immeubles résidentiels et les maisons des gens, et nous intervenions dans les campements. Je distribuais des cigarettes, de la tisane de cèdre, du matériel de réduction des méfaits, des contenants pour objets pointus et tranchants, de la nourriture, des sacs de couchage, des manteaux, des mitaines – tout ce dont les personnes pouvaient avoir besoin. J’avais aussi toujours des herbes médicinales avec moi dans le cas où les personnes souhaitaient pratiquer la purification par la fumée. À la fin, les gens nous passaient commande pour avoir ce dont ils avaient besoin. La réduction des méfaits vue par les Autochtones n’est pas seulement réservée aux personnes autochtones; c’est pour tout le monde, c’est pourquoi nous n’avons jamais refusé l’accès aux personnes non autochtones.
Pouvez-vous nous parler des difficultés que vous avez rencontrées dans votre travail?
J’ai pu observer que la stigmatisation autour de l’utilisation de substances peut représenter un enjeu important pour apporter la réduction des méfaits aux plus petites communautés ou dans les réserves. Les résident·e·s peuvent faire preuve d’opposition et de résistance face à la mise en œuvre des politiques et pratiques de réduction des méfaits. Cela complique l’accès des personnes au matériel de base de réduction des méfaits dans les zones rurales ou les petites communautés. La stigmatisation peut également mener à l’isolement des personnes qui utilisent des drogues et des personnes travaillant à la réduction des méfaits. Il peut alors être difficile de parler ouvertement de l’utilisation des drogues, en particulier pour les femmes autochtones et les femmes noires. Les gens peuvent se montrer méprisants en ce qui concerne notre idée de réduction des méfaits parce qu’ils voient cela comme une « permission » d’utiliser des drogues et ne tiennent pas compte du fait que l’on sauve des vies dans notre communauté.
La peine et la perte permanentes sont également d’importants enjeux. Nos communautés font face à des peines et à des pertes immenses – pas seulement en raison des surdoses et de la contamination des drogues, mais également à cause du suicide de membres de la famille et du fait d’avoir à composer avec l’insécurité alimentaire et de plusieurs autres difficultés. Dans un tel contexte, il est encore plus compliqué d’obtenir le soutien de la communauté sur des sujets tels que la réduction des méfaits, l’approvisionnement plus sécuritaire, la décriminalisation, les sites de consommation supervisée, ou encore du soutien pour les jeunes qui utilisent des drogues.
Une autre difficulté que j’ai remarquée tient à la prestation de services entre les membres d’une famille. Par exemple, dans les plus petites communautés ou dans les réserves, les gens peuvent ne pas vouloir accéder à des services fournis par des personnes qu’ils connaissent bien ou par des membres de leur famille. Ils ont en effet peur que leur confidentialité ne soit pas respectée. En tant que prestataire de services, j’ai croisé des membres de ma famille lors de mon travail de proximité : cela peut être une épreuve parce qu’il y a un aspect émotionnel et qu’il faut pouvoir gérer ses émotions. Mais cela peut également être libérateur, d’une certaine façon, parce que ça montre aux membres de la famille à quel point tu tiens à leur santé et à leur bien-être en venant jusqu’à eux. Pour conserver la confiance des gens, il faut donc toujours s’assurer de respecter leur confidentialité.
S’il y a une chose qui a aidé à répondre à la stigmatisation dans la communauté, c’est la création d’espaces de discussion et d’information où les personnes peuvent mutuellement s’informer sur ce qui se passe et connaître les différents besoins. La Coalition canadienne des politiques sur les drogues a par exemple récemment facilité son dialogue de santé publique communautaire Aller de l’avant à Barrie, et j’ai trouvé cela extrêmement enthousiasmant. Un tel évènement a aidé à faire avancer la conversation ici et a rendu plus visibles les expériences et les besoins des personnes qui utilisent des drogues. C’est un fait que les gens utilisent des drogues ici, et nous devons nous assurer que les soutiens et les services sont en place pour les aider à rester en sécurité et en vie.
Lisez ce rapport (en anglais seulement) pour en savoir plus sur le travail du projet Aller de l’avant à Barrie et visionnez cette vidéo pour en savoir plus sur le Indigenous Harm Reduction Network.
Denise Baldwin est coordinatrice de l’engagement communautaire et de la formation, perspective autochtone, pour la Coalition canadienne des politiques sur les drogues. Denise est une citoyenne anichinabée noire de la Première Nation non cédée des Chippewas de Nawash située en Ontario et elle est du clan de la tortue. Elle possède plus de 20 ans d’expérience à travailler en première ligne dans les domaines de la prévention, de la supervision, du mentorat et du service communautaire pour les populations vulnérables, en particulier les personnes autochtones touchées par la guerre contre les drogues. Denise est dévouée à la construction communautaire et à la prestation de service – au niveau socioéconomique aussi bien que culturel – auprès de différentes communautés. Elle est la cofondatrice et l’administratrice principale de l’Indigenous Harm Reduction Network.