Sexe, scandale et boucs émissaires : la politique du Canada concernant les dons de sang des travailleur·euse·s du sexe

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Le 27 mai 2022, la Société canadienne du sang (SCS) — l’organisme à but non lucratif qui gère l’approvisionnement en sang au Canada (hors Québec) — a annoncé que l’interdiction à vie du don de sang pour les personnes qui font l’échange de sexe contre de l’argent allait être réduite à une période d’un an, sous réserve de l’approbation de Santé Canada. Son questionnaire a récemment été modifié afin de refléter cette décision. La SCS considère que les données et les technologies de dépistage existantes ne justifient pas une interdiction à vie.

La politique a été révisée après que des travailleur·euse·s du sexe qui ont rencontré de la discrimination en tentant de donner du sang aient exprimé leur indignation et leurs critiques sur Twitter, à la fin de 2021.

Répondre à la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle

En avril de cette année, Santé Canada a annoncé que la politique interdisant les dons de sang venant d’hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes prendrait fin le 30 septembre.

L’interdiction du don de sang pour les hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes au Canada avait été critiquée et jugée discriminatoire au motif de l’orientation sexuelle. Les politiques d’exclusion indéfinie avaient été établies en 1992; puis la période d’exclusion pour des relations sexuelles avec un autre homme avait été réduite à un an en 2016. L’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés rend illégale la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle au sein des agences gouvernementales et des ministères. Une plainte relative aux droits de la personne suit son cours dans le système judiciaire fédéral depuis 2016; elle a été soumise pour enquête au Tribunal des droits de la personne en juin 2021.

Devant l’imminence d’une enquête, Santé Canada et le gouvernement fédéral prônent des modifications au processus de sélection des personnes donneuses de sang. Au lieu d’interdire les dons de sang des hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (qui sont protégés contre la discrimination au regard de la Charte canadienne des droits et libertés), on interroge désormais tou·te·s les donneur·euse·s potentiel·le·s sur leurs activités sexuelles (p. ex. sexe anal avec des partenaires nouveaux ou multiples).

Le 11 septembre, la Société canadienne du sang (SCS) a discrètement mis en place un « processus de sélection des donneur·euse·s basé sur les pratiques sexuelles ». Elle précise sur son site Web que « tous les donneurs doivent indiquer s’ils ont eu de nouveaux ou de multiples partenaires sexuels au cours des 3 derniers mois. Si tel est le cas, ils doivent indiquer s’ils ont eu des relations anales au cours des 3 derniers mois. Si oui, ils devront attendre 3 mois après leur dernier rapport sexuel anal pour donner ».

Exclure les travailleur·euse·s du sexe

De plus, l’échange de rapports sexuels contre de l’argent n’est plus mentionné comme motif d’exclusion dans les critères d’admissibilité sur le site Web de la SCS. Toutefois — enfouies dans son questionnaire destiné aux personnes donneuses potentielles de sang, de plaquettes ou de plasma, utilisé par le personnel clinique pour sélectionner les donneur·euse·s — deux questions connexes sont encore présentes. Sous la rubrique « Questions additionnelles », la question 10 demande : « Au cours des 12 derniers mois, avez-vous eu des rapports sexuels avec un travailleur ou une travailleuse du sexe, ou avec une personne qui a accepté de l’argent ou de la drogue en échange de rapports sexuels? » Et la question 13 demande : « Au cours des 12 derniers mois, avez-vous accepté de l’argent ou de la drogue en échange de rapports sexuels? » Une réponse positive entraîne une interdiction de donner du sang jusqu’à la fin de la période d’exclusion de 12 mois.

Réponse de l’industrie du sexe

Le 27 juillet, la Triple-X Workers’ Solidarity Association of B.C. a adressé à Santé Canada le mémoire Sex, Scandal and Scapegoats: Canada’s Blood Donation Ban for Selling Sexual Services*, à propos de la demande de la SCS visant à exclure du don de sang pendant un an les personnes qui vendent des services sexuels. L’association y formule quatre demandes :

  1. Que Santé Canada et la Société canadienne du sang suppriment toutes les questions relatives aux transactions de services sexuels comme critère d’admissibilité aux dons de sang. C’est l’activité sexuelle — et non l’activité commerciale — qui contribue à accroître le risque d’infection transmissible sexuellement et par le sang (ITSS). Les questions devraient porter uniquement sur les comportements sexuels.
  2. Que Santé Canada et l’Agence de la santé publique du Canada reconnaissent que le risque de transmission d’ITSS associé aux services sexuels fournis dans un cadre professionnel est très faible.
  3. Que l’Agence de la santé publique du Canada supprime les « personnes qui participent à la vente, ou à l’achat de sexe » de la liste des « populations clés touchées de façon disproportionnée par les ITSS », dans son Cadre d’action pancanadien sur les ITSS : Réduction des répercussions sur la santé des infections transmissibles sexuellement et par le sang au Canada d’ici 2030 (p. 5). Aucune preuve épidémiologique n’appuie une telle allégation, au Canada.
  4. Que Santé Canada et l’Agence de la santé publique du Canada appuient et préconisent la décriminalisation de l’achat de services sexuels. La santé et la sécurité au travail, de même que le rôle des travailleur·euse·s du sexe dans l’éducation de leurs client·e·s aux relations sexuelles plus sécuritaires, sont d’importants outils de prévention des ITSS.

Des politiques fondées sur des données?

La Société canadienne du sang affirme que les politiques d’exclusion des dons de sang s’appuient sur le risque élevé d’avoir une infection transmissible par le sang non détectée. Pour les hommes gais et bisexuels, il existe des preuves à cet égard, sur la base de l’incidence pancanadienne du VIH (nouveaux cas d’infection dans une population). En 2020, les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes représentaient 46,6 % des nouvelles infections par le VIH, alors qu’ils constituaient environ 4 % de la population masculine adulte.

Toutefois, il n’existe pas de statistiques à l’échelle du pays sur l’incidence du VIH chez les personnes qui vendent des services sexuels au Canada. Aucune donnée de ce niveau ne démontre que la vente de services sexuels comporte un risque élevé d’infections transmissibles sexuellement et par le sang. De plus, dans le Rapport mondial actualisé sur le sida 2022 de l’ONUSIDA, les chiffres relatifs aux « nouvelles infections au VIH par groupe de population » révèlent que seulement 0,4 % des nouvelles infections en Europe centrale et occidentale ainsi qu’en Amérique du Nord touchaient des travailleur·euse·s du sexe.

L’article 15 de la Charte garantit à toutes les personnes au Canada l’égalité devant la loi et la protection contre la discrimination, notamment fondée sur la race, l’origine ethnique ou la nationalité, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques. Les tribunaux ont reconnu l’orientation sexuelle comme motif supplémentaire de discrimination interdit. Mais les tribunaux n’ont pas reconnu le type d’emploi comme motif de discrimination interdit par ce même article. Par conséquent, contrairement aux hommes gais et bisexuels, les personnes ne sont pas protégées dans les politiques gouvernementales contre la discrimination au motif de la vente de services sexuels.

Des politiques gouvernementales continuent de cibler l’échange de relations sexuelles contre des biens ou de l’argent en tant que menace pour la santé et la sécurité publiques. Les lois pénales canadiennes considèrent les transactions commerciales de nature sexuelle comme étant intrinsèquement exploitantes et causant un préjudice social. Et nos politiques de santé publique sur le traitement et la prévention des infections transmissibles sexuellement qualifient ces transactions de « comportements » qui présentent un risque inhérent élevé de transmission de maladies.

Ces lois et politiques sur la vente de services sexuels reposent sur des hypothèses non fondées et préjudiciables. Elles créent des obstacles inutiles aux objectifs de santé publique pour la prévention des ITSS et du VIH et découragent les travailleur·euse·s du sexe d’accéder à des services de santé sexuelle1.

Assurer la sécurité de l’approvisionnement en sang

Il est indéfendable de demander à Santé Canada d’approuver la mise en œuvre d’une nouvelle politique de sélection fondée sur l’emploi d’une personne (c.-à-d., le travail du sexe). La vente de services sexuels n’est pas un « comportement ». Il s’agit d’une entreprise commerciale — une activité d’affaires, une profession, un emploi — dont les pratiques de longue date assurent la sécurité des travailleur·euse·s et de leur clientèle2. Les politiques d’admissibilité au don de sang qui exigent que les personnes ne soient pas rémunérées pour des services sexuels sont oppressives, car elles font en sorte que les travailleur·euse·s du sexe doivent quitter l’industrie du sexe pour être socialement acceptables.

Si la Société canadienne du sang disposait de preuves selon lesquelles le fait d’avoir « de nouveaux ou de multiples partenaires sexuels » au cours des trois mois précédant un don de sang augmente le risque d’infection non détectée, et si elle appliquait cette preuve à toutes les personnes donneuses, avec pour résultat une exclusion de trois mois, alors ce serait autre chose.

Toutefois, même si les travailleur·euse·s du sexe ne bénéficient pas d’une protection particulière en vertu de la Charte, Santé Canada (et par extension la Société canadienne du sang) ne doit pas fonder ses politiques sur ses perceptions morales de ces personnes et de leurs client·e·s. Les politiques gouvernementales pour protéger la santé du public devraient être fondées sur des preuves scientifiques et non sur des préjugés. Pour mettre fin à cette stigmatisation, il faut supprimer toutes les questions concernant les transactions de services sexuels en tant que critères d’admissibilité aux dons de sang.

#EndTheBloodBan

*L’auteur de ce billet de blogue l’a écrit en anglais, par conséquent certains des articles de référence ont été rédigés en anglais et ne sont pas disponibles en français.

Andrew Sorfleet est un militant qui travaille sur le dossier de l’industrie du sexe depuis 1989; il est également président de la Triple-X Workers’ Solidarity Association of B.C. Il habite l’Île Lasqueti, dans la mer des Salish.

Crédit photo : Bill Powers

Notes de fin

  1. Selon un document de travail de Cecilia Benoit et coll. des Instituts de recherche en santé du Canada (2014), 40 % des travailleur·euse·s du sexe déclarent que leurs besoins de soins de santé n’ont pas été satisfaits au cours de l’année précédente, contre environ 12 % de la population générale. En outre, « une importante proportion de travailleur·euse·s du sexe (21 %) n’ont pas cherché à obtenir les soins de santé dont ils et elles avaient besoin, par crainte d’être jugé·e·s par leur prestataire de soins ».

Contexts of vulnerabilities, resiliencies and care among people in the sex industry: A “working paper” prepared as background to Building on the Evidence: An International Symposium on the Sex Industry in Canada, Cecilia Benoit, Chris Atchison, Lauren Casey, Mikael Jansson, Bill McCarthy, Rachel Phillips, Bill Reimer, Dan Reist et Frances M. Shaver. Institut de la santé des femmes et des hommes, Instituts de recherche en santé du Canada, 18 novembre 2014

https://www.understandingsexwork.ca/sites/default/files/uploads/2022%2004%2005%20Team%20grant%20working%20paper%20updated.pdf

  1. « De fait, une étude auprès de travailleur·euse·s du sexe à Victoria (n = 201 travailleur·euse·s du sexe de ≥ 18 ans, dont 160 femmes, 36 hommes et 5 personnes transgenres) a révélé que le taux d’utilisation du condom avec les client·e·s dépasse les 90 %, chez les travailleur·euse·s du sexe, ce qui indique que les services sexuels sont fournis en toute sécurité dans un cadre professionnel. »

Estimation of Key Population Size of People who Use Injection Drugs (PWID), Men who Have Sex with Men (MSM) and Sex Workers (SW) who are At Risk of Acquiring HIV and Hepatitis C in the Five Health Regions of the Province of British Columbia Final Report, B.C. Centre for Disease Control, 5 octobre 2016. p. 13

http://www.bccdc.ca/resource-gallery/Documents/Statistics%20and%20Research/Statistics%20and%20Reports/STI/PSE%20Project%20Final%20Report.pdf

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