Autodépistage du VIH : perturbation superflue ou démocratisation égalisatrice

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Je me sens parfois comme une historienne quand je pense à tous les congrès et réunions, sur le thème de l’autodépistage du VIH, auxquels j’ai assisté depuis une décennie aussi bien à l’échelle internationale, nationale que régionale. J’y ai constaté des types de comportement, des accords et désaccords, tant dans les pensées, discours et actions qui me laissent stupéfaite. D’ailleurs, je me demande bien pourquoi nous, les humains, ne parvenons pas à agir pour le bien de nos semblables dans le besoin — c’est-à-dire pour le bien des populations qui pour se faire entendre dépendent de nous pour bénéficier des produits et services dont ils ont tout à fait droit.

Situation actuelle

De nombreux établissements de santé proposent le dépistage du VIH. Par contre certaines personnes se refusent de se faire tester dans de tels établissements, et cela même si Elon Musk leur offrait un voyage gratuit sur la planète Mars. Il est entendu que certains feraient des kilomètres pour passer un test de dépistage du VIH gratuit à la clinique de santé la plus proche. D’autres appréhendent la stigmatisation, la discrimination et les jugements auxquels ils seraient subjugués dans un contexte clinique — notamment les hommes, les personnes trans, les populations racialisées et autochtones ou les adolescents. Des personnes peuvent aussi éprouver de la difficulté à s’absenter du travail ou à faire la file pendant des heures sous le regard d’autrui.

Au fait de ces entraves, en 2016, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a recommandé l’autodépistage du VIH afin qu’il serve de complément à la stratégie de dépistage conventionnelle. Cette recommandation prémonitoire a exercé un effet catalyseur sur le domaine de l’autodépistage du VIH, et de nombreuses initiatives stratégiques financées par des organisations internationales prestigieuses ont vu le jour. Par la suite, la Fondation Bill et Melinda Gates a négocié un prix très raisonnable, soit 2 $ par autotest oral (test de VIH le plus utilisé mondialement), afin que cela devienne une réalité abordable pour tous et toutes dans le sous-continent africain.

Introduction d’HIVSmart !

Mon expérience de l’autodépistage du VIH a commencé en 2009, alors que je travaillais à l’élaboration d’une stratégie d’autodépistage numérique que nous avons fini par nommer HIVSmart !

HIVSmart ! est une application d’accès libre pour téléphones intelligents et tablettes qui se conforme à la Health Insurance Portability and Accountability Act (HIPAA) des États-Unis. C’est un service anonyme qui dirige les personnes se faisant tester vers des soins. Financée par Grands Défis Canada, une division du gouvernement canadien, l’appli a été conçue comme stratégie numérique mondiale pour aider quiconque à effectuer un autotest de dépistage du VIH, à entreposer ses tests, à classer ses risques et à se faire diriger vers un service de counseling et de soins offert par un professionnel de la santé ou une clinique près de chez elle.

Téléchargeable à l’aide d’un code QR, le service HIVSmart ! sera bientôt étendu à tout le Canada et à de nombreux villes et pays prioritaires partout dans le monde. L’appli a récemment été testée en Afrique du Sud (2013, 2017-2018), ainsi qu’auprès d’hommes canadiens ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes (2016-2017). Bien que l’arrimage au counseling et aux soins demeure le talon d’Achille de l’autodépistage du VIH, nous avons réussi, contrairement aux conjectures, à générer des données utiles qui font actuellement l’objet d’un examen par des pairs.

En 2018, la stratégie HIVSmart ! est arrivée.

Illustration : HIVSmart !, une application facilitant l’autodépistage du VIH a fait l’objet de tests réussis auprès de milliers de personnes au Canada et en Afrique du Sud. Elle est financée par Grands Défis Canada.

Obstacles à l’adoption

Au cours de mes dix ans d’expérience de l’autodépistage du VIH, travaillant dans des contextes mondiaux et canadiens et avec diverses agences de santé internationales et nationales, il m’est arrivé d’observer nombre de comportements lorsque le concept de l’autodépistage du VIH est présenté pour la première fois. Les systèmes de santé et services de laboratoire et les lieux de travail de ce domaine sont contrôlés de façon rigoureuse dans chaque pays. L’idée de la responsabilisation des patients paraît belle en théorie, mais elle suscite des malaises. J’ai quelques hypothèses qui en expliquent la raison.

Au début, l’autodépistage du VIH est perçu comme une perturbation inutile du statu quo. Si je devais répertorier la succession de réactions (basée exclusivement sur l’observation), elles incluraient les suivantes :

  1. Réticence des professionnels de la santé qui perçoivent l’autodépistage comme une menace à leur méthode actuelle.
  2. Résistance de la part des systèmes ou programmes de dépistage en laboratoire publics ou privés, et ce, malgré les préoccupations valides concernant les modèles de dépistage du VIH existants.
  3. Questions par rapport au coût de l’autodépistage qui en sous-estiment la valeur.
  4. Préoccupations à l’égard de la fiabilité. Bien que les autotests de dépistage des anticorps (échantillon oral ou sanguin) approuvés par la Food and Drug Administration américaine et préqualifiés par l’OMS soient fiables (sensibilité > 93 à 95 %, spécificité > 99 %) pour détecter une infection au VIH existante, ils sont limités quant à la détection d’une infection aiguë au VIH, c’est-à-dire la première phase de l’infection. Tout comme les humains, ces tests peuvent ne pas être parfaits. Il n’empêche qu’il est un peu injuste de les comparer aux tests de dépistage rapides, lesquels offrent un taux de fiabilité très élevé (sensibilité > 98,5 %, spécificité > 99,5 %) qui est inouï dans le domaine du diagnostic des maladies infectieuses.
  5. Qualité. Je parle surtout de la notion voulant que les autotests effectués par des non-professionnels ne puissent être de grande qualité. Cette préoccupation est valide, d’où la nécessité d’outils numériques conçus pour aider les gens à mieux s’en servir. La plupart des notices incluses dans les emballages devront être révisées et simplifiées pour l’utilisateur moyen.
  6. Durabilité. On soulève des questions quant à savoir qui va payer les autotests pour la population. Enfin, lorsque tous les arguments ont échoué, on arrive à l’étape finale :
  7. Acceptation d’une stratégie qui aidera les personnes qui ne veulent pas se faire tester dans un établissement de santé; rappelons que cette réticence constitue l’argument principal en faveur de l’introduction de l’autodépistage.

Pour une universitaire aguerrie comme moi, tout ce qui se dit lors de conversations sur les particularités de l’autodépistage du VIH devient répétitif, quels que soient l’auditoire, l’assemblée ou le contexte. Parfois, le besoin d’un exercice de pranayama (respiration) se fait sentir pour réduire le stress causé par de vains arguments qui ont en quelque sorte été réglés.

En revanche, des conversations éclairées fusent de toutes parts lorsque les données de recherche de quelque 300 études mondiales examinées par des pairs, 60 lignes directrices et une quinzaine d’analyses de coût-efficacité servant d’appui à l’autodépistage sont présentées à l’auditoire des assemblées.

Autodépistage : égalisateur démocratique

Une fois les données probantes examinées, on constate que l’autodépistage du VIH est un outil de démocratisation. On comprend que cette stratégie fondée sur la responsabilisation pourrait amener 14 pour cent des personnes au Canada et 19 pour cent des personnes dans le monde qui vivent avec une infection au VIH non diagnostiquée à passer un test dans un lieu privé. Très souvent, la réticence initiale mène à l’acceptation de la vérité, à savoir que nous avons besoin d’une stratégie souple, portable, proactive et pratique qui est centrée sur les patients et qui cadre bien dans leur vie.

L’objectif véritable de la responsabilisation consiste à donner du pouvoir aux gens. Il s’agit de renoncer à son propre contrôle afin de servir l’intérêt général. Une fois qu’on en a pris conscience, le vrai dialogue est possible. On discute des chemins, des ponts et des viaducs qu’il faut emprunter pour intégrer cette « nouvelle » stratégie – rebaptisée autrefois novatrice ou émergente, mais plus maintenant ! – dans les systèmes de santé. On se met ensuite à parler de modèles de prestation des services durables, de modèles d’affaires, d’innovations numériques et de la fixation de prix abordables, afin que l’autodépistage du VIH devienne une réalité durable.

Comme l’approbation imminente de l’autodépistage du VIH au Canada ne saurait tarder, allons-nous obtenir le prix élusif qui permettra à ce que chaque Canadienne ou Canadien qui veut passer un test de dépistage, à l’exemple du test de grossesse, puisse le faire?

Pour réussir véritablement la démocratisation du dépistage dans mon Canada utopique, je nous propose d’envisager les options suivantes :

  1. Offrir gratuitement l’autodépistage du VIH aux personnes qui n’ont pas les moyens de payer.
  2. Fixer un prix abordable, dans les cinq à 10 $, pour les nombreux Canadiens qui peuvent le payer.
  3. Pour les personnes ayant un emploi, facturer l’autotest en fonction de leurs revenus et leur permettre ainsi de subventionner le coût pour d’autres personnes.

Grâce à ces stratégies, on pourra offrir l’autodépistage du VIH sur un pied d’égalité et contribuer à établir un précédent pour les autotests en voie de développement pour d’autres maladies qui emboîteront le pas à celui du VIH dans un proche avenir.

Lorsque tout cela se passera, je ne saurais cacher mon sourire, car mon vœu pour la santé publique aura été exaucé pour tous les Canadiens.

Merci à Nandi Belinsky pour ses commentaires et suggestions à propos de cet article de blogue.

 

Nitika Pant Pai, M.D., M.S.P., Ph. D., est professeure associée de la faculté de médecine de l’Université McGill et chercheuse à l’Institut de recherche du Centre universitaire de santé McGill à Montréal, Canada. Elle possède une décennie d’expérience de la conception et de la réalisation de recherches sur la mise en œuvre se rapportant aux technologies de dépistage aux points de service pour le VIH et ses co-infections, y compris les autotests et les technologies multiplexées.

 

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