Des employé·e·s de la santé ne devraient pas avoir à recourir aux tribunaux pour stopper la cyberintimidation
Le mois dernier, CATIE a obtenu une victoire historique en matière de diffamation ainsi que 1,75 million de dollars en dommages-intérêts, à l’issue de son recours à l’endroit d’une personne qui menait une campagne haineuse en ligne à l’encontre de son personnel et des bénévoles qui siègent à son conseil d’administration. Les attaques étaient axées sur notre engagement à disséminer des informations sur la santé sexuelle et, comme l’a reconnu la juge, l’homophobie. Le jugement confirme que ce type d’attaque est illégal et met en relief une faille du système : nous ne devrions jamais avoir à défendre en justice notre droit de faire notre travail.
Nous ne sommes pas les seul·e·s : l’individu s’en est pris également à d’autres organismes en VIH et à des travailleur·euse·s de la santé publique. Des militant·e·s pour la santé 2SLGBTQIA+ continuent d’être la cible de harcèlement transphobe et homophobe en ligne. Des clinicien·ne·s et des chercheur·euse·s qui recommandent la vaccination contre la COVID-19 reçoivent des menaces de mort. Le problème ne se limite pas à CATIE. La cyberintimidation illégale nuit à des organismes et à des personnes qui travaillent dans l’intérêt public.
Avant de porter cette affaire en justice, nous avions épuisé tous les autres moyens. Les systèmes de signalement automatisés de Facebook et de X avaient déterminé que les invectives ne violaient pas leurs conditions d’utilisation. Le harcèlement se voyait également sur le site Web de l’attaquant, mais les fournisseurs d’hébergement Web, 4GoodHosting et Hostinger, avaient répondu qu’ils n’agiraient que sur ordonnance d’un tribunal. Il nous a fallu deux ans et d’importantes ressources financières pour obtenir cette ordonnance. La loi nous donnait raison, mais le système nous forçait à déployer des efforts extraordinaires pour la faire appliquer.
Les entreprises auxquelles nous avons fait appel comptent parmi les plus profitables au monde. Meta, propriétaire de Facebook, a engrangé des profits de plus de 62 milliards de dollars US en 2024. Les géants de la technologie ne sont pas des organismes aux ressources limitées. Ils ont les moyens d’établir des systèmes équitables et transparents pour lutter contre les attaques illégales. Ils s’en abstiennent tout simplement.
Soyons clair·e·s : cela ne se limitait pas à des commentaires sarcastiques dans les médias sociaux. L’individu a publié les noms, photos et coordonnées professionnelles des membres de notre personnel et de notre conseil d’administration sur son site Web et ses comptes de réseaux sociaux, il nous qualifiait faussement de « groomers » (pédopiégeur·euse·s) et de « child predators » (pédocriminel·le·s) et il incitait d’autres personnes à nous prendre pour cible. Il a laissé à notre bureau des messages vocaux menaçants, que la juge a qualifiés de « vile, unhinged and highly offensive » (ignobles, dérangés et extrêmement offensants). Sa campagne durait depuis deux ans.
Pour les organismes à but non lucratif comme le nôtre qui fournissent des informations fondées sur des données probantes en matière de santé, cette situation est bien plus qu’une nuisance. C’est un obstacle direct à la réalisation de notre mission. Si on n’arrive pas à protéger les espaces en ligne contre les attaques illégales, les organismes chargés d’améliorer la santé publique s’en trouveront affaiblis. Si les menaces en ligne deviennent banalisées, nous aurons de plus en plus de mal à attirer et à retenir des professionnel·le·s doué·e·s et compétent·e·s qui choisissent de travailler ou de faire du bénévolat dans le domaine de la santé publique.
Voici ce qui doit changer
1. Responsabilité des plateformes : Les entreprises du Web et des médias sociaux doivent enquêter sur les plaintes pour abus sans attendre une ordonnance de tribunal.
2. Procédure d’appel : Les plateformes qui s’appuient sur des algorithmes pour évaluer les signalements d’invectives doivent être dotées d’une procédure d’appel dirigée par des êtres humains.
3. Surveillance indépendante : Tout comme les sociétés de radiotélévision ont des comptes à rendre aux instances de réglementation, un organisme indépendant doit être chargé d’examiner les plaintes concernant les plateformes en ligne. On ne peut laisser ces entreprises s’autoréglementer.
4. Application égale : Toutes les règles doivent s’appliquer de manière égale à toutes les plateformes actives au Canada, quel que soit l’emplacement de leur siège social. Sinon, les entreprises canadiennes porteraient un poids injuste et les personnes qui harcèlent n’auraient qu’à transférer leur contenu à des fournisseurs d’hébergement à l’étranger.
Une occasion manquée
Le Projet de loi sur les préjudices en ligne du gouvernement fédéral aurait pu s’appliquer à des cas comme le nôtre, mais il a suscité de vives controverses et n’a pas été adopté avant la fin de la session parlementaire en janvier 2025. On ne sait pas s’il sera réintroduit ni de quelle façon il le serait. Pour l’instant, les personnes et les organismes victimes d’attaques en ligne illégales n’ont que la voie judiciaire à leur disposition – une option trop coûteuse pour plusieurs, mais aussi trop lente vu la vitesse fulgurante de propagation de la désinformation, de nos jours.
La liberté d’expression et ses limites
Le but n’est pas de faire taire les débats ou les opinions impopulaires. Il s’agit de contrer des expressions illégales (diffamation, haine et intimidation) que notre système juridique interdit déjà. Le problème : les processus actuels rendent ces lois pratiquement impossibles à appliquer dans les espaces en ligne.
Appel à l’action
Le gouvernement doit agir s’il souhaite que les organismes comme le nôtre continuent à fournir des informations vitales sur la santé. Les sociétés de radiotélévision font déjà l’objet d’une surveillance; il est temps que les réseaux sociaux et les plateformes Web respectent les mêmes normes.
Andrew Brett est le directeur des communications de CATIE. Il était l’un des neuf coplaignant·e·s dans l’affaire CATIE et coll. c. Blackwell, représenté·e·s par Douglas W. Judson du cabinet Judson Howie LLP.