Conversation entre la Dre Theresa Tam et Bruce Richman
Grâce aux avancées scientifiques sur le VIH dans les quarante dernières années, les personnes vivant avec le VIH qui prennent des médicaments et maintiennent la quantité de virus à un niveau indétectable dans leur sang peuvent vivre longtemps et en santé sans avoir peur de transmettre le virus à leur·s partenaire·s sexuel·le·s. C’est pourquoi nous disons « indétectable = intransmissible (I=I) ». Depuis 2016, les personnes vivant avec le VIH et les porte-parole de la communauté travaillent sans relâche pour faire connaître l’approche I=I, et le message se répand de plus en plus. Cette percée révolutionnaire a transformé la vie des gens partout dans le monde qui vivent et aiment avec le VIH.
La Dre Theresa Tam, administratrice en chef de la santé publique du Canada (ACSP), et Bruce Richman, directeur général fondateur de la Prevention Access Campaign (PAC), ont discuté de la concrétisation du message I=I, de la lutte contre la stigmatisation et les inégalités et de l’atteinte de l’objectif mondial « Zéro nouvelle infection par le VIH, Zéro discrimination et Zéro décès dû au sida » d’ici 2030.
Dre Tam : Bonjour Bruce, j’ai été ravie de discuter avec vous à Montréal à l’occasion de la 24e Conférence internationale sur le VIH/sida (AIDS 2022) et d’en apprendre plus sur le travail incroyable que la PAC a fait pour répandre le message I=I.
Bruce Richman : Merci, Dre Tam! Ce fut pour moi un grand honneur que vous acceptiez de prononcer le discours d’ouverture au Sommet mondial I=I et que vous codirigiez l’appel mondial à l’action I=I au nom de l’Agence de la santé publique du Canada lors de la 24e Conférence (AIDS 2022) cet été.
Dre Tam : C’est une cause importante : l’approche I=I peut transformer des vies. Elle peut réduire la stigmatisation et la discrimination et encourager le dépistage du VIH et le recours au traitement, permettant à plus de personnes d’obtenir une suppression virale. Vous avez joué un rôle déterminant dans le mouvement de sensibilisation à l’approche I=I. J’aimerais savoir comment votre implication a commencé et quels sont les éléments qui vous motivent à continuer.
Bruce Richman : Je n’oublierai jamais ce moment. C’était il y a plus de 10 ans, en janvier 2012. J’avais reçu un diagnostic de VIH en 2003 et j’étais terrifié à l’idée de le transmettre à quelqu’un. Je ne me donnais pas la permission d’aimer, mon cœur était fermé. J’avais l’impression de poser un danger à autrui. Lorsque mon extraordinaire médecin en VIH, Michael Wohlfeiler, m’a parlé de l’approche fondée sur des données probantes, I=I, c’est comme si un poids s’était retiré de mes épaules. J’ai commencé à envisager l’amour, le sexe et l’intimité dans ma vie, sans crainte. Un nouveau monde s’ouvrait à moi.
Mais ensuite, évidemment, j’ai ressenti de la colère. J’étais scandalisé que les résultats de la recherche n’étaient pas communiqués au public. Je ne pouvais pas garder cette information cruciale pour moi seul. Les données scientifiques soutenant l’approche I=I s’étaient accumulées peu après l’avènement du traitement antirétroviral, et je trouvais injuste que seuls des gens comme moi, qui entretenaient une relation avec des membres du milieu médical, soient au courant et puissent prendre des décisions éclairées quant à leur corps. Nous avons donc lancé la campagne « U=U » avec la conviction que toutes les personnes vivant avec le VIH ont le droit à de l’information fiable et pertinente pour leur vie sociale et leur santé sexuelle et reproductive. J’ai eu la chance de trouver d’autres personnes, dont des militant·e·s, des chercheur·euse·s et des responsables de la santé publique, qui ont accepté de participer!
Dre Tam : J’admire votre courage et votre motivation. Au Canada, on estime que près de 63 000 personnes vivent avec le VIH sans avoir reçu de diagnostic. J’imagine que beaucoup de personnes ont éprouvé des sentiments similaires au cours de leur parcours de vie avec le VIH. Le fait que certaines personnes ne se fassent pas tester et n’aillent pas chercher les traitements essentiels contre le VIH par méconnaissance de l’approche I=I me préoccupe.
Tout le monde devrait avoir accès à de l’information fiable sur sa santé sexuelle et reproductive, et les personnes qui travaillent dans le réseau de la santé publique et dans les milieux cliniques jouent un rôle important dans la diffusion de ces informations. Comme personne qui vit avec le VIH et comme militant, que souhaitez-vous que les prestataires de soins de santé sachent au sujet de l’approche I=I?
Bruce Richman : Chaque prestataire de soins a le devoir moral de parler de l’approche I=I à ses patient·e·s vivant avec le VIH. Comme l’a dit la Dre Alison Rodger, une éminente chercheuse en transmission du VIH qui est également mon amie et mon héroïne, à la Conférence internationale sur le VIH/sida de 2018 : « Nous n’avons plus d’excuses. Les données sont claires, le risque est nul ». Et comme vous le savez, lorsque les professionnel·le·s de la santé parlent de l’approche I=I à leurs patient·e·s, les données montrent que leur état de santé s’améliore considérablement (Revue en anglais seulement). Les gens commencent le traitement rapidement pour ne pas avoir à s’inquiéter de transmettre le VIH. L’approche I=I a changé la vie des personnes vivant avec le VIH et de nos partenaires. C’est très inspirant et encourageant de rencontrer des personnes qui nous disent être enfin capables de partager des moments intimes avec leur·s partenaire·s sexuel·le·s sans vivre dans la crainte et qui se sentent maintenant libérées de la stigmatisation qui est associée au VIH. Et les gens conçoivent des enfants, conception qu’ils n’auraient jamais crue possible. Beaucoup de professionnel·le·s de la santé nous ont confié que de parler de l’approche I=I était la partie la plus valorisante de leur travail.
Comme les prestataires de soins de santé sont tenus de maintenir à jour leurs connaissances médicales, il ne devrait pas y avoir de professionnel·le·s qui ne connaissent pas cette approche, ou pire encore, qui la connaissent, mais choisissent de ne pas transmettre l’information à leurs patient·e·s. Le fait que des personnes vivant avec le VIH doivent enseigner l’approche I=I à leurs prestataires de soins est d’une injustice sans nom et cause beaucoup de tort.
Nous savons que le message I=I permet de lutter efficacement contre la stigmatisation dans la communauté et au-delà. À une plus vaste échelle, quel rôle croyez-vous que le message joue à combattre les inégalités?
Dre Tam : Le VIH affecte de façon disproportionnée certaines populations touchées par des inégalités sociales et économiques, comme les répercussions de la colonisation pour les Premières Nations, les Inuit·e·s et les Métis·se·s, ce qui peut entraver l’accès à des soins et services efficaces. La stigmatisation du VIH et d’autres problèmes de santé comme les maladies mentales et les troubles liés à l’utilisation de substances peuvent par ailleurs perpétuer ces inégalités.
Le message I=I est porteur d’espoir et aide grandement à atténuer les inégalités. Comme vous l’avez mentionné, ce message se veut rassurant, réduit la stigmatisation et encourage les gens à passer un test de dépistage et à se faire traiter en cas d’infection par le virus.
On peut passer un test de dépistage du VIH gratuitement à de nombreux endroits, notamment dans les cliniques, chez le médecin ou lors d’événements de dépistage. Certains organismes communautaires offrent le dépistage sur place et fournissent des trousses d’autotest du VIH. Les services locaux de santé publique et le site https://oualler.catie.ca/ sont également de bonnes ressources.
Chacun·e a ses propres raisons de se renseigner sur l’approche I=I, les professionnel·le·s de la santé sont néanmoins indispensables pour transmettre le message d’espoir qu’elle porte. En s’informant sur l’approche, les professionnel·le·s de la santé peuvent créer des milieux de soins plus inclusifs, sécuritaires et exempts de stigmatisation où les gens se sentent à l’aise de parler de leur statut VIH et d’obtenir les soins dont ils ont besoin.
Le thème de la Journée mondiale du sida 2022, « Promouvoir l’égalité », nous rappelle la nécessité de lutter contre les inégalités et les obstacles qui freinent la prévention, le dépistage et le traitement du VIH.
En tant que leader de votre communauté et militant, comment pensez-vous que nous pouvons aider les autres communautés qui n’ont pas toutes le même niveau de préparation pour déployer l’approche I=I?
Bruce Richman : Comme cette approche est réellement portée par les communautés, il est essentiel de leur apporter du soutien afin qu’elles puissent cocréer et gérer des initiatives I=I, notamment en adaptant les messages aux personnes qu’elles sont le mieux placées pour comprendre et mobiliser.
Je suis conscient que le message I=I n’a pas bien passé auprès des communautés autochtones, étant donné que les arguments initiaux étaient surtout axés sur les aspects biomédicaux qui ne sont pas au cœur des principes du bien-être holistique, de la guérison et de la médecine autochtones. Des films comme Un remède puissant, co-produit par CAAN et CATIE, ont permis à des membres de communautés autochtones de discuter et de comprendre comment le dépistage, le traitement, la continuité des soins et l’approche I=I s’inscrivent dans les visions autochtones du monde. Si les organismes de santé publique de tous les ordres de gouvernement appuyaient les consultations communautaires et y participaient afin de cocréer des stratégies et des programmes qui répondent aux besoins de groupes précis, nous ferions un énorme pas en avant. Pour n’oublier personne, il est primordial de créer des stratégies et des programmes de concert avec les communautés qui sont durement touchées par le VIH.
J’aimerais également souligner le rapport historique du Conseil de coordination du Programme de l’ONUSIDA, Une stratégie mondiale d’équité en matière de santé liée au VIH/sida, fondatrice et dirigée par les communautés, qui fait valoir que l’approche I=I est avant tout une stratégie d’équité en matière de santé, en plus d’être une mesure biomédicale ou une intervention contre la stigmatisation du VIH. Le troisième « I » de l’équation correspond à inclusif. Ce rapport convainc que l’adoption de cette approche pour défendre l’équité en matière de santé peut défaire certains des obstacles systémiques et structurels tenaces qui ralentissent la stratégie mondiale de lutte contre le VIH/sida, en particulier pour les membres de groupes opprimés et marginalisés depuis longtemps et pour les populations touchées de façon disproportionnée. Le document montre qu’investir dans la santé et le bien-être de tous et toutes entraîne de très grands avantages sur les plans sociétal, économique et de la santé publique. Avec l’approche I=I, tout le monde est gagnant! De votre point de vue, comment pourrait-on mieux intégrer le message I=I dans les systèmes de santé publique?
Dre Tam : La santé publique préconise une approche d’équité, qui reconnaît que chaque personne vit des circonstances différentes qui influent sur son état de santé. Les investissements dans les programmes et les politiques qui se concentrent sur la lutte contre les inégalités en matière de santé, la stigmatisation et la discrimination et sur le soutien permettant aux personnes d’obtenir les soins de santé dont elles ont besoin contribuent grandement à intégrer l’approche I=I au système de santé publique.
La santé publique a un rôle à jouer pour faire entendre la voix des leaders de la communauté et des personnes vivant avec le VIH, comme vous, et pour leur donner les moyens d’agir. Lorsque nous donnons à ces gens l’espace nécessaire et la possibilité de dessiner l’avenir, nous observons des progrès incroyables en matière de réponse aux besoins sociaux et de santé de la communauté.
Parmi les exemples récents, citons la campagne Zéro transmission de CATIE, qui a été dirigée par des personnes vivant avec le VIH. Pour sa part, le gouvernement du Canada a travaillé avec des personnes vivant avec le VIH pour produire des témoignages vidéo qui parlent de l’impact du message I=I sur leur vie.
Bruce, ce fut un plaisir de parler avec vous et d’apprendre de vos expériences et de votre engagement communautaire. Merci beaucoup d’avoir pris le temps de discuter avec moi.